Quelle alimentation adopter en période de confinement
Alors que les mesures de ralentissement de l’économie se multiplient et qu’une large partie de la population suisse est confinée chez elle, entretien avec Sandrine Doppler, co-fondatrice de ZeBrigad (Genève) et directrice de Positive Food (France), et Dr Pierre Azam, docteur en médecine, spécialité d’endocrinologie, diabétologie et nutrition.

Face aux comportements inappropriés en termes d'alimentation, les périodes de stress et de confinement s'avèrent encore plus risquées. Comment faire face à ces défis et s'efforcer de conserver des habitudes de vie saines afin de traverser ces temps inédits avec le moins d'effets négatifs possible, voire en retirant des avantages de certaines facettes de cette épreuve? Pour répondre à ces questions, interview avec Sandrine Doppler, co-fondatrice de ZeBrigad (Genève) et directrice de Positive Food (France), et du Dr Pierre Azam, docteur en médecine, spécialité d’endocrinologie, diabétologie et nutrition -
Bilan: Dans les heures qui ont suivi les mesures de confinement, de nombreux consommateurs ont eu des comportements particuliers dans leurs achats. Comment expliquer cela ?
Sandrine Doppler: Dans les pays européens qui ont pris des mesures de confinement, de l’Italie à la France en passant par la Suisse ou l’Espagne, on a vu des comportements étonnants dans les supermarchés: les gens se sont rués sur des aliments et notamment sur les aliments très consistants comme des pâtes, du riz, des patates,… Idem pour les plats cuisinés surgelés, ils sont aussi dévalisés. Est-ce économique parce que ça ne coûte pas cher?

Dr Pierre Azam: Nous sommes dans une ère dans laquelle des gens ont des réactions instinctives, primaires. Face à un stress, on réagit par des actes pulsionnels et pas réfléchis. Pourquoi achète-t-on de la nourriture en masse alors qu’on ne va pas en manquer, que l’approvisionnement est garanti? C’est justifié par le stress, la volonté de protéger la famille. Des éléments pulsionnels et pas forcément objectifs. En mai 68, certaines personnes faisaient des stocks de la même façon qu’aujourd’hui, mais d’huile, de sucre, de farine. C’était l’instinct post-guerre d’une génération marquée par les privations dans sa jeunesse et qui ne voulait manquer de rien. Mais la notion de manque est presque culturelle. Elle est presque inscrite dans les gênes alors qu’elle n’est fondée ni sur des preuves, ni sur des éléments tangibles.
Passée l’annonce des mesures face à la propagation de la maladie, les courses alimentaires restent un moment important. Les commerces de détail recrutent même du personnel pour faire face à la demande…
SD: Quand j’analyse le phénomène des achats en temps de confinement, je ramène cela à nos ancêtres de la préhistoire, les chasseurs cueilleurs : le seul droit est de sortir et d’aller faire ses courses, chercher de quoi se nourrir… C’est le seul moment d’échange et de contact social. Comme l’homme préhistorique, on focalise son activité sur le fait de recharger ses réserves. On va pouvoir faire un acte d’achat. On est devenus des bêtes acheteuses.
PA: Justement: plutôt que de ne faire que des gros caddies bourrés de pâtes. Je conseille de se servir de l’acte d’achat au quotidien pour constituer les repas de manière structurée auprès du boucher, du maraîcher, du boulanger,… c’est le contraire de l’acte compulsif d’achat auquel on assiste en ce moment. Nous voulons profiter de ce moment? Profitons-en pour le magnifier. On ne peut pas acheter de chaussures, de vêtements de sports ou d’autres objets? Faisons-nous plaisir avec des achats de produits alimentaires de qualité!
SD: Nous ne savons pas faire des courses de confinement, on ne sait pas quoi acheter. C’est inédit comme situation. Donc les gens passent plus de temps à faire leurs courses.
PA: Les gens ont besoin de faire du shopping. Cela fait partie des occupations quand on ne sait pas quoi faire. Cela devient une vraie structuration de la famille autour d’une activité. Mais au lieu d’acheter 20 paquets de cookies ou dix pots de sauce tomate, pourquoi ne pas en profiter pour acheter les ingrédients de base pour faire des cookies et de la sauce tomate?
Justement: face à ce confinement, vous recommandez de mettre à profit le temps gagné à la maison pour cuisiner, notamment en couple ou en famille…
SD: Oui, c’est une activité saine et sociale. Déjà, tout le monde ne peut pas travailler en même temps à la maison. Les ordinateurs sont souvent occupés par les enfants qui suivent l’enseignement à distance, ou le conjoint qui doit poursuivre son activité en télétravail. Une fois qu’on a lu et qu’on a fait du ménage, il ne reste que la cuisine comme activité possible. Or, depuis quelques jours, je vois des tutos sur de l’alimentation sans gluten ou sur d’autres ateliers culinaires surgir sur les plateformes en ligne ou les réseaux sociaux.
PA: Des ateliers de cuisine vont permettre de passer du temps à quelque chose de constructif. Les gens affectés par l’obésité sont ceux qui travaillent loin de leur domicile car ils manquent de temps pour préparer leurs repas. Aujourd’hui, il n’y a plus cette notion de temps passé pour aller vers le lieu de travail. Les gens confinés chez eux se retrouvent dans une situation où ils peuvent s’extraire de la fatalité du travail et du déplacement. Une étude menée dans le Sud de la France montrait que des enfants ne savaient pas reconnaître des aliments ni comment ils étaient produits.
SD: Oui, j’ai assisté à un cas similaire en Suisse: je travaille avec la Swiss Food Academy (Genève); quand on a demandé aux enfants d’où viennent les carottes ou les pommes, ils répondent «De la Migros ou de la Coop». On part de loin.
PA: Pourquoi les parents ne profiteraient pas de cette période pour expliquer aux enfants la différence entre asperges vertes et asperges blanches? On peut se renseigner en ligne si on ne sait pas et récupérer une forme d’autorité morale sur les enfants, que beaucoup de parents ont déléguée aux enseignants et à l’école, en oubliant qu’ils sont aussi source d’apprentissage et de savoir pour leurs enfants.
En plus du savoir, il y a le savoir-faire, quand vous évoquez le fait de cuisiner ensemble…
PA: Ces dernières années, on a fait de la cuisine quelque chose de très élitiste avec les émissions culinaires à la télévision: les gens voient des surdoués de la cuisine réaliser des plats et des gâteaux somptueux et se faire éliminer et critiquer sèchement… On crée ainsi des complexes dans le grand public. il faut casser cela et prendre conscience que la cuisine peut être simple et bonne.
SD: J’ai accompagné pendant les Automnales le Salon Cook’N’Show organisé par Palexpo. J’ai vu des particuliers défiler pour faire valider leurs gâteaux, tous plus sublimes les uns que les autres, et espérer qu’un chef pâtissier choisirait le leur pour son échoppe. J’ai vu l’anxiété avant le verdict. Il y a une forme de compétition pour la cuisine qui pose question…
Après la préparation ensemble, il y a aussi le repas en lui-même. Le fait de travailler depuis chez soi, voire pour certains d’être presque confinés, peut-il encourager ce moment de partage et quels en sont les avantages?

SD: Si on en a la possibilité, il est toujours important que le repas soit pris ensemble, a fortiori si on a cuisiné ensemble. En temps normal, on voit tellement de familles et de couples manger séparément, chacun dans son coin et à son heure devant un écran. Ce n’est pas un reproche mais nos rythmes de vie, nos contraintes de déplacements ou nos horaires de travail ou nos activités… Prendre son repas ensemble permet de prendre son temps, de se concentrer sur ce qu’on mange, de parler à ce sujet, de réaliser que ce qui nous nourrit est savoureux et ne sert pas uniquement à combler des besoins. Quand on est devant des écrans, on mange sans réfléchir à cet acte. Et notre alimentation en est perturbée…
En parlant d’alimentation et de rythmes, que faire face aux tentations de grignotage quand on passe sa journée en home-office avec son réfrigérateur et ses placards à portée de main?
PA: Pour grignoter, je conseille de commencer par un fruit, un yaourt, des radis ou des carottes. On peut grignoter beaucoup de choses sans que ça n’ait un impact. Mais avant d’avoir envie, il faut commencer par boire un verre d’eau ou d’infusion et ensuite se demander si on est sur de la faim ou sur de la nervosité. Il me semble essentiel de passer par des étapes avant de céder à la pulsion du chocolat ou de la rondelle de saucisson, c’est essentiel. C’est une gymnastique de l’esprit de faire les choses par étapes plutôt que de répondre aux envies brutes.
SD: Je vois autour de moi les gens manger pour lutter contre l’angoisse. Pas l’angoisse du travail ou des transports. Derrière le Covid-19, on va avoir l’alimentation qui va devenir le sujet central de nos discussions. On ne peut pas maîtriser la situation extérieure, donc on va maîtriser ce qu’on mange car c’est un nouveau rythme de vie.
PA: Il faut que les gens s'autorisent des moments de plaisir. Mais il faut organiser et savoir ce qu’on a dans l’assiette. On voit des gens faire de la méditation en pleine conscience autour d’un carré de chocolat. Je ne suis pas toujours certain de pouvoir disserter autour d’un carreau de chocolat, mais si cela les aide à mieux savourer une petite quantité sans aller dans les excès, je ne peux qu’approuver.
Venons-en au repas en lui-même: sa composition. Que recommandez-vous en cette période de quasi-confinement?
SD: On voit des gens se mettre au jeûne, en imaginant que ça va les préserver. On est dans le tout ou rien. Ils n’imaginent pas qu’on peut trouver un juste milieu.
PA: L’élément visuel est important: réduire la taille des assiettes est une astuce connue, notamment dans le cas des régimes. Il y a eu une étude faite en Italie: on donnait des rations toujours plus élevées dans des assiettes toujours plus grandes et le sujet en mangeait davantage. L’inverse est donc vrai: si on réduit la taille de l’assiette de 40%, une portion réduite de 20% semblera plus copieuse qu’une portion complète dans une grande assiette. La réduction de l’assiette peut donc être une stratégie mais il faut veiller à ce que les apports restent suffisants, sinon cela peut être frustrant. Il faut que la satiété soit satisfaisante. Il faut donc choisir des aliments volumes (fruits et légumes notamment car ils ont des fibres, sans oublier d’y associer quelques féculents). Il faut aussi jouer sur les modes de cuisson, pour diminuer l’apport en graisse: préférer une cuisson vapeur à une cuisson dans une poêle avec du beurre. Mais attention, il ne faut pas éliminer totalement et brusquement tout apport de corps gras. Il faut le réduire mais en conserver pour donner du goût et rester dans la culture des gens. En termes de répartition, je conseille un petit-déjeuner complet pour attaquer la journée, un déjeuner comparable à ce que l’on prend habituellement mais en quantités réduites, et un souper léger le soir. Il faut que le repas du soir soit plus léger que celui de midi et même plus léger que d’habitude. Il faut favoriser les cuissons légères et aromatisées (herbes ou épices) le soir pour faire un bon repas. Il faut aussi jouer sur les goûts, les odeurs et les couleurs. Et ainsi, le lendemain matin, on a faim pour le petit-déjeuner qui est essentiel avant d’attaquer une journée de travail.
SD: Attention toutefois: si on conserve les goûters de 10h et de 16h pour les enfants, on va vers l’excès. L’enfant est statique à son bureau au lieu d’avoir une activité physique: pas de cours de sport, pas d’entraînement de football, de tennis ou de danse, pas de récréation pour courir et se dépenser physiquement. Il risque de prendre de mauvaises habitudes alimentaires. Il faut essayer de limiter la casse. En parlant de mauvaises habitudes, évitons aussi d’acheter dix pots de pâte à tartiner et autres aliments plaisir, il faut les donner avec parcimonie.
Parcimonie. quantités réduites, souper léger… Quelles volumes adopter quand on est confinés?
PA: Le confinement tel qu’établi en France fait que l’activité physique est terriblement réduite car elle doit se concentrer autour de son domicile. Cela va vite être un confinement physique où l’activité va être de moins en moins importante. En Suisse, il reste possible d’avoir une activité physique plus aisément qu’en France. Mais cela exige une discipline personnelle pour arriver à faire de l’exercice sans déroger aux règles édictées par les autorités. Par conséquent, il faut réduire le bol alimentaire de 20% en moyenne. Et le diminuer de 20% n'est pas simple: c’est un changement car il y a l’envie de manger au moins autant que d’habitude. La démultiplication du temps peut démultiplier le temps passé à table. Et on peut avoir des rations caloriques trop importantes.
SD: Quand on reste chez soi, on passe plus de temps devant les écrans et ça sur-stimule la faim et le besoin de s’alimenter. C’est devant les écrans que tout se joue en matière d’alimentation. Notamment pour les enfants et les adolescents. Les parents risquent aussi de craquer avec les enfants, en les autorisant à grignoter pour avoir la paix. Mais ce serait là aussi une mauvaise habitude alimentaire à leur donner.
Vous évoquez les mauvaises habitudes alimentaires. Quid des personnes en surpoids? Sont-elles encore plus vulnérables en cette période?
SD: Pour les personnes déjà en surpoids et qui sont à la maison, cette période va être très compliquée car les tentations sont à portée de main. Et ce sont des personnes à risque face au Covid-19, car elles ont souvent des fragilités et ont besoin de rester confinées. L’alimentation va devenir cruciale pour eux.
PA: Le problème est celui de la solitude pour les gens en surpoids. La prise en charge doit être multi-disciplinaire en temps normal. Or, avec la situation actuelle, cela devient compliqué d’aller voir ses référents médicaux. Ces gens-là sont encore plus fragiles et sensibles, a fortiori avec le stress et donc évidemment le confinement. C’est leur mode de fonctionnement. Pour mes patients obèses, je leur ai conseillé de ne pas prendre davantage de poids plutôt que de tenter d’en perdre dans cette période. Il faut adapter les objectifs pour ne pas se décourager si les tentations empêchent d’atteindre les objectifs initiaux habituels.
Enfin, il y a un sujet connexe lié à l’alimentation, c’est celui de l’exercice physique que vous avez rapidement évoqué juste avant…
PA: Il faut conserver un minimum de dé-sédentarisation: bouger sur un tapis et faire des mouvements, ou aller faire un jogging ou du vélo si c’est autorisé. Les règles françaises et italiennes sont extrêmement contraignantes, il reste plus simple en Suisse de conserver une activité physique. Et cette dernière, même mineure, est cruciale. Malgré le confinement qui nous met dans une boîte, il faut se servir de notre environnement pour bouger.
SD: Il y a des coachs qui donnent des conseils au quotidien sur les RS ou sur Youtube gratuitement pour éviter les ravages de la sédentarité. Au Club de Morges, il y a un coach qui propose un programme pour éviter de subir les dommages de la sédentarité. Ces démarches sont positives.
PA: Faire du sport enrichit notre cerveau et l’aide à fonctionner et à mieux être. Pour l’instant le confinement n’interdit pas, même en France, de faire trois fois le tour du pâté de maisons deux à trois fois par jour et de suivre un cours de stretching en ligne depuis son salon. Celui qui ne fait pas c’est celui qui ne veut pas. Et celui qui ne veut pas se met en stress supplémentaire.
SD: Tout le monde n’est pas dans la même configuration en termes d’habitat et ne va pas vivre la période de la même façon.
PA: Le problème est la taille des appartements et la promiscuité des villes. On endure des choses différentes. Il faut d’autant plus faire l’effort de résistance pour traverser cette période et garder cette solidité psychologique quand on vit dans un petit appartement d’un immeuble d’une grande ville. Ceux qui vont bien s’en sortir sont ceux qui vont s’approprier de suite un certain nombre de comportements et de discipline personnelle et d’hygiène de vie, y compris sur le plan alimentaire.
SD: Je vois des gens perdus car cela bouleverse leur quotidien. Mais il faut organiser ses journées et ses semaines. Quand on n’a pas d’objectif ou de visibilité sur le long terme quant au confinement, c’est délicat.
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