A Venise, l’histoire renaît grâce au numérique
Grâce aux nouveaux outils d’utilisation des données, des kilomètres d’archives sont exploitées par la Venice Time Machine de l’EPFL. Voyage dans le plus grand projet de big data historique du monde.
Venise 1740. Vivaldi vient de composer, à 62 ans, son dernier opéra, Feraspe . A 43 ans, Canaletto est la coqueluche de l’aristocratie anglaise, tandis qu’à 33, Goldoni réalise son talent pour la comédie. Et, Casanova, qui en a 15, reçoit la tonsure... Mais pour ces personnages, dont les œuvres ou les mémoires ont traversé l’histoire, combien d’aventures individuelles oubliées? Combien de drames, de joies, d’entreprises, de quêtes, d’intrigues, d’amours?...
Les étudiants du projet de la Venice Time Machine, qui présentent leurs travaux devant une verrière de l’Université Ca’ Foscari donnant sur le Grand Canal et le Palais Grassi, suggèrent ces débuts de récits. C’est la troisième session d’automne de ce vaste projet de numérisation et surtout d’exploitation des archives de la Cité des Doges, lancé en 2012 par l’EPFL en collaboration avec l’université vénitienne.
Au travers de ces recherches concentrées sur l’année 1740, on saisit le potentiel de ce mariage inédit entre, d’une part, les logiques des technologies de l’information et, de l’autre, le champ fertile des humanités: sociologie, économie, arts, urbanisme et, bien sûr, histoire.
Facebook du pouvoir - -
En 1968, l’historien français Emmanuel Leroy-Ladurie prédisait que les historiens deviendraient des programmeurs. On y est. Quatre équipes en font la démonstration, associant ingénieurs lausannois et spécialistes des sciences humaines de Ca’ Foscari avec des étudiants d’autres universités.
Un premier groupe a reconstitué les fonctions des immeubles dans le quartier du Rialto en croisant le recensement foncier (castatici) de l’année 1740 avec le premier cadastre (sommarione) de la ville, imposé par Napoléon en 1808. Une géolocalisation qui montre, entre autres, l’explosion de boutiques de luxe (32 bijouteries) dans la principale artère commerçante: la ruga degli orefici.
«Les loyers élevés de ces boutiques et leurs propriétaires montrent comment l’aristocratie et la bureaucratie vénitiennes ont prolongé leur richesse au-delà de la perte d’influence économique de la ville grâce au luxe et au tourisme à l’époque de l’apparition des casinos», résume l’un des étudiants. Las Vegas avant Las Vegas.
Les deux groupes suivants se sont concentrés sur le pouvoir. L’un a extrait des registres fiscaux (savi alle decime) les transactions d’un échantillon de huit hauts fonctionnaires pour révéler leurs relations. L’autre a recomposé la carte des propriétés de certaines familles patriciennes, dont celles de deux doges de l’époque.
Le dernier groupe a utilisé le registre des décès durant la semaine de carnaval puis celle suivante de carême afin d’établir des liens entre les causes de mortalité et les comportements sociaux.
Ces travaux résument l’ampleur de la tâche de la Venice Time Machine: le plus grand projet de big data historique du monde. Une sorte de Google qui recherche des signaux dans le vaste bruit d’archives couvrant 1000 ans d’histoire. Et aussi une sorte de Facebook qui numérise les relations sociales de millions d’individus. Venise avait 160 000 habitants en 1740 contre 50 000 aujourd’hui. Recréer ce gigantesque puzzle au travers des infinis détails de ces archives est donc tout sauf trivial.
Parmi les premiers enthousiastes du projet se trouvent le banquier Thierry Lombard et le fondateur de Logitech, Daniel Borel. Ce dernier avait prévenu: «Il y a quelque chose de physique à la découverte des archives de Venise.» Raffaele Santoro, directeur des archives d’Etat de Venise, connaît cet effet. A la croisée de deux galeries d’une soixantaine de mètres de long sur dix de haut de l’ancien couvent des Frari (Frères franciscains) qui abritent les archives depuis 1815, il explique que «mis bout à bout, les volumes de cette bibliothèque font 80 kilomètres».
Réparties dans plus de 300 salles, corridors et autres chambres, ces archives abritent des trésors. Le plus ancien document, le testament d’une femme qui donne en héritage un cochon, remonte à 845. On y trouve aussi les actes qui lient la République à l’Empire carolingien, des traités commerciaux entre la Sérénissime et Paris et même un projet de canal de Suez.
L’invention des hyperliens - -
Mais leur vraie valeur est ailleurs. Les Vénitiens ont conservé tous les documents d’Etat tels que les délibérations du Conseil des Dix et autres rapports des chancelleries ducale et secrète. «Les ambassadeurs envoyaient chaque mois un rapport non seulement sur la politique mais aussi sur la culture et l’économie, ajoute Raffaele Santoro. - A cela se joignent les rapports cryptés des espions.» A la tête d’un empire maritime en Méditerranée, Venise a accumulé 1000 ans d’informations sur ses principaux partenaires commerciaux comme Alexandrie ou Alep.
La République de Venise avait en plus développé une administration tentaculaire. On y trouvait presque autant d’officiers civils que d’habitants. Il y avait des magistrats pour pratiquement chaque objet: des comptes (proveditori sopra conti) au luxe (proveditori alle pompe) en passant par l’instruction publique ou la santé. A cela s’ajoutent les actes innombrables des ordres religieux et des corporations.
Les millions de volumes des archives – personne ne sait leur nombre exact – recouvrent tous les aspects de la vie publique mais aussi privée. A la fin du XIX e siècle, les familles patriciennes ont fait don de leurs archives, ajoutant les actes notariés au fond documentaire.
«Pour s’y retrouver, les Vénitiens avaient développé de véritables systèmes d’information», explique Frédéric Kaplan, directeur du laboratoire d’humanités digitales de l’EPFL et responsable du projet de la Venice Time Machine. Il montre sur son ordinateur un index manuscrit numérisé avec des chiffres associés au nom des personnes. «Ils jouaient le rôle d’hyperliens pour retrouver cette personne d’un registre officiel à un autre.»
La première tâche des chercheurs de la Venice Time Machine a consisté à greffer un moteur de recherche numérique à trois étages sur ce système d’information manuscrit. Après les chiffres, Frédéric Kaplan poursuit avec l’exemple d’un dénommé Giacomo Compagnon, patron de l’auberge Alla Campana au milieu du XVIII e siècle.
Grâce à un logiciel de reconnaissance d’écriture développé par son groupe, il en retrouve la trace d’un registre à l’autre avec des écritures différentes et même quand le nom est mal orthographié. «Ces documents sont organisés en réseau un peu comme le web aujourd’hui», commente le chercheur.
A un niveau encore supérieur, les noms de personnes ou de lieux deviennent des microréseaux. En recoupant les données, il devient possible d’éviter les confusions, par exemple en cas d’homonymie ou de repérer les incohérences, y compris intentionnelles comme les plans de l’arsenal faussés pour tromper les espions.
«Cette grande base de données relationnelles permet de déduire de nouvelles informations en croisant de multiples séries documentaires», poursuit Frédéric Kaplan. Il précise: «La Venice Time Machine est un projet ouvert qui permet aux spécialistes comme au grand public d’accéder à ces données et de les challenger. La reconstitution du passé devient une négociation basée sur des millions de documents numérisés.»
L’étape qui s’esquisse maintenant est celle des interfaces. Sur son ordinateur, l’historienne de l’art Isabella di Leonardo montre la reconstitution dynamique et en quatre dimensions (les trois géométriques plus la temporelle) de l’évolution des constructions du quartier du Rialto sur 1000 ans. Cette première brique de la machine à remonter le temps de Venise ouvre la possibilité non seulement d’étudier la ville, mais de donner au public de nouveaux moyens de la découvrir en s’immergeant, comme dans un jeu vidéo, dans les milliers de récits qui la peuplent.
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