
Juste après la Première Guerre mondiale, en 1921, Yvonne Vierne fondait une minuscule librairie rue Bonaparte à Paris. Elle venait d’abandonner des études de médecine, qui l’avaient conduite avec une bourse jusqu’en Amérique. La mort de son père la ramenait en Europe, où il lui faudra s’occuper à vie d’une mère plutôt dolente et franchement désargentée. C’était déjà une grande audace, pour une femme, que de lancer alors un commerce. Surtout qu’il lui avait fallu emprunter de l’argent… Mais après tout sa meilleure amie, dite Méno, se destinait à devenir avocate. Les temps semblaient changer.
Editions originales
Durant trois ans, Yvonne va ainsi vendre livres rares et éditions originales. Avec souvent de belles images à l’intérieur. La bibliophilie alors en vogue entendait unir tirages limités, textes de grands auteurs, papiers de qualité et interventions d’artistes novateurs en tant qu’illustrateurs. Derain. Dufy. Bientôt Picasso. Las! Un beau jeune homme va demander la main d’Yvonne. Famille très bourgeoise, très catholique, avec plein d’officiers partout. Le sabre a toujours fait bon ménage avec le goupillon. Pas question pour une dame de ce milieu de travailler! La jeune femme va donc remettre sa boutique, qui deviendra le légendaire La porte étroite. Un nom emprunté à André Gide. L’enseigne disparaîtra hélas en décembre 2015. La Rive Gauche est aujourd’hui moins celle de l’intellect que celle de la fripe.

Fille d’Yvonne, Françoise Pitt-Rivers, qui est une dame âgée (un signe ne trompe pas, sa date de naissance reste introuvable!) donne aujourd’hui sur ses parents un livre sentant la piété filiale. L’auteur, qui a déjà plusieurs ouvrages à son actif (dont deux sont voués aux femmes peintres Angelica Kaufmann et Elisabeth Vigée-Lebrun) raconte ainsi des vies à l’ancienne. Papa a travaillé dans les colonies, en Indochine. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, Maman s’est découvert femme au foyer. Pas de fantaisie, ou alors très peu. Quelques tableaux achetés par-ci par-là, dont deux grandes toiles de Sanyu, ce Chinois de Paris dont les œuvres valent aujourd’hui si cher. Des emplettes effectuées auprès de l’ami Henri-Pierre Roché, connu de nos jours comme l’auteur de «Jules et Jim». Puis est venu le repli, après la mort du Père, dans un immense appartement de la rue de l’Université… Un logis où réapparaîtra plus tard un superbe plafond du XVIIe siècle, tout doré, caché sous des plâtres postérieurs.
Vies étriquées
Très bien écrit, l’ouvrage n’en raconte pas moins des existences ternes, avec un phénomène étonnant de répétition. Françoise elle aussi partira en 1952 pour les Etats-Unis avec une bourse. Elle se mariera également, puisque la vie continue. La libération par l’indépendance n’est pas encore à l’ordre (ou au désordre) du jour. Du reste, même l’amie de «Von» (pour Yvonne) avait assez vite abandonné la robe d’avocate pour celles, plus convenables, d’une bourgeoise soignant un mari plaintif et valétudinaire. Nous demeurons encore loin, bien loin, des revendications féministes actuelles, perdus dans un monde provincial qui vit pourtant en plein Paris dans un quartier devenu à la mode après 1945. «La petite librairie de la rue Bonaparte» se devait-elle par son nom de préluder à des vies aussi étriquées?
Pratique
«La petite boutique de la rue Bonaparte», de Françoise Pitt-Rivers aux Editions du Passage, 239 pages.
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Livre – Yvonne Vierne et la librairie de la rue Bonaparte
Sa fille sort un livre sur la créatrice de la légendaire La porte étroite. C’est l’histoire d’une vie sacrifiée sur l’autel des conventions sociales.