
C’était en 2009, à la fin du mandat de William A. Ewing à la tête de l’Elysée. Le musée lausannois proposait une exposition au titre sibyllin, «Le théâtre du crime». Je n’avais à l’époque aucune idée de qui avait bien pu être en son temps Rodolphe Archibald Reiss (1875-1929). Un photographe sans doute, vu le lieu… Et puis ce fut, comme pour beaucoup, la révélation au moment de la visite. Les images prises dans la première décennie du XXe siècle sous la direction de ce scientifique ne possédaient pas que des qualités historiques ou documentaires. Tirées en énorme (largement plus d’un mètre) à partir de négatifs d’une impitoyable netteté sur plaques de verre, elles constituaient de véritables œuvres d’art. Avec leurs cadavres, parfois démembrés, elles me faisaient du reste penser aux «natures mortes» composées par l’Américain Joel Peter Witkin (né en 1939), qui trouvaient alors dans les galeries huppées des acheteurs à l’estomac bien accroché.
La première école du monde
Mais qui est Reiss, devenu désormais une gloire internationale? Un Allemand, né dans le duché de Bade. Venu étudier à Lausanne, il s’y plongera dans les sciences, tout en se passionnant pour ce qui devenait lentement le 8e art. En dépit (ou à cause de) son âge, le débutant se verra chargé par le gouvernement vaudois de créer pour l’Université un laboratoire. Il ira pour ce faire suivre à Paris un stage chez l’illustre Alphonse Bertillon (1853-1914). Le Français avait imaginé de stocker sous forme de fichier policier le double portrait (face et profil) des populations, surtout délinquantes. Plus leurs empreintes. C’est le moment où la police dépassait les intuitions à la Sherlock Holmes pour devenir scientifique. A son retour à Lausanne, l’immigré (devenu Suisse entre-temps) se retrouvera en train d’appliquer avec ingéniosité des méthodes photographiques aux diverses enquêtes en cours. Assassinats bien sûr, mais aussi fausse monnaie ou falsifications d’écriture. D’où le développement de nouvelles techniques dotant le canton de Vaud dès 1909 de la première école de police scientifique du monde.

Tout cela donnera des images au piqué impeccable, dont l’étrangeté brutale nous séduit aujourd’hui. Il y a des cadavres de femmes par terre au milieu des instruments de leurs meurtres. Des accidents reconstitués de manière quasi cinématographique. Des empreintes de doigts à la taille monstrueuse sur des objets devenus anciens. Bien sûr, tout cela servait à l’époque pour prouver ou innocenter en appliquant des inventions innovantes (filtres de couleurs, lumière rasante…). Mais le temps a passé en déposant sur ce matériau une poésie un peu rude. L’automobile neuve est devenue un objet de collection. Le décor de la rue a changé. Chaque cliché dégage son lot d’informations sur un temps qui nous est à la fois géographiquement proche et lointain dans l’esprit. La photo donne souvent l’image sans compromis d’une Suisse encore pauvre, où chacun doit lutter pour sa survivance. Contrairement à la plupart de ses collègues, croyant vers 1900 la délinquance associée au vice ou à des tares héréditaires (le fameux «criminel né» de Cesare Lombroso), Reiss la pensait du reste née de la misère sociale ambiante. Une conséquence.

Reiss va du reste plus tard poursuivre des buts humanitaires. C’était dans sa nature. Il partira en 1914 pour la Serbie. La photo devait aussi selon lui pouvoir prouver au monde les crimes de guerre des Austro-Hongrois. Des forfaits dont il parlera également comme correspondant dans la «Gazette de Lausanne», depuis longtemps disparue. Lorsque la paix arrivera enfin en 1918, l’homme s’installera pour de bon dans la toute nouvelle Yougoslavie. Une mauvaise idée, sans doute. Il s’enlisera un peu à Belgrade, même si les Serbes actuels voient encore aujourd’hui en lui un héros national, du genre servant à baptiser des rues. Mais ce sera l’oubli en Suisse, même si Lausanne héritera de ses biens après sa mort subite en 1929, à 54 ans. D’où la nécessité de ressortir du placard, quatre-vingts ans plus tard, les quelque 14 000 plaques de ses archives criminelles dont l’Elysée a montré en 2009 un «best of». Il s’agissait là d’un de ces trésors photographiques dormant dont les institutions suisses fourmillent.

L’exposition en question a soulevé un énorme intérêt public et critique. Peu après, elle se retrouvait dans les foyers de l’ancienne Comédie à Genève. J’avais alors déjà senti une gêne profonde chez ses promoteurs. Ce patrimoine s’était pour eux vu détourné de sa fonction première. L’idée que des Vaudois assassinés puissent un jour finir accrochés sous forme de tirages bien encadrés dans des salons les perturbait considérablement. Que ces images aient fini par évoquer des scènes de «Fantômas» ou de «Judex» ne leur était au départ pas venu à l’esprit. L’Université comme la police ont été interloqués de voir venir un galeriste leur proposant de commercialiser ce fonds. Il fallait pourtant de l’argent pour le numériser (et par là le préserver), ce qui a tout de même été fait depuis 2018. Il y a donc eu un retrait moral, en dépit de présentations Reiss un peu partout en Europe. Ces dernières pouvaient maintenir une mise en contexte historique et sociale justificatrice. Une question d’éthique, avec ce que celle-ci peut avoir de personnel. Moi, j’aurais plutôt dit «oui» aux marchands. J’eus même été partant pour l’extraordinaire image de la tête coupée du suicidé posée sur un rail. Un cliché d’ailleurs disparu depuis d’internet, en raison de sa violence. Je pensais personnellement au chef de saint Jean-Baptiste, si souvent représenté en peinture.

Aujourd’hui, le Musée suisse de l’appareil photographique de Vevey revient par la bande au sujet avec «Sur les traces de Reis», dont je vais vous parler un peu plus loin. Il s’agit d’une tentative, trop appuyée à mon avis, pour évacuer un artistique trop troublant au profit du pur scientifique. Le Suisse d’adoption ne doit pas passer sans encombre dans le lucratif domaine des beaux-arts…

L’exposition de Vevey entend retirer les images de Reiss du domaine des beaux-arts pour les remettre dans un contexte scientifique. La chose peut se discuter…
Si j’étais dans l’interrogation en 2009, je me réjouissais franchement en 2013 de retrouver Rodolphe Archibald Reiss. Je m’attendais à une prolongation des révélations commencées il y a quatorze ans. Je n’étais pas dans le juste. «Sur les traces de Reiss» n’aborde que le volet scientifique de l’œuvre. Il le confronte même à l’actualité. Comment la police actuelle, vaudoise ou non, travaille-t-elle aujourd’hui? Et avec quels instruments? D’où le découpage de l’exposition en deux, au niveau du quatrième étage, avec un volet ancien et un autre moderne. Une passerelle, jetée à cette hauteur entre les deux bâtiments du Musée suisse de l’appareil photographique, vient démarquer les deux époques en deux territoires.

La première partie nous ramène vers 1910. Il s’agit de montrer la manière dont opérait l’équipe de Reiss. De gros tirages utilisent comme démonstrations des affaires de l’époque. Il y a l’assassinat en 1912 de la veuve Seewer à Lausanne par sa domestique. Le meurtre en 1910 d’Alfred Jaquet à Orges. Le cambriolage de la pâtisserie Huber en 1908. Les faux billets de 100 francs français créés et diffusés par Charles Daniel Friedrich en 1906-1907. Les reconnaissances de dettes de 1916 qu’aurait falsifiés Auguste Mercier, un faux accusateur. Et j’en passe. Le visiteur découvre ainsi comment la photographie a pu élucider le cas. Des vitrines proposent aussi les restes tangibles de celui-ci. Des balles, dont une a traversé un crâne. Une hache, qui en a fracassé un autre.

Contemporaine, l’autre partie (qui permet au public de jouer au détective), présente au visiteur les instruments aujourd’hui quotidiennement utilisés. Le criminologue Pierre Margot, aujourd’hui retraité, sert de guide dans le film vidéo. Il a naguère permis à la technique d’évoluer. Tout se passe dans un espace réduit. Le musée n’est pas si grand que cela. Je veux bien qu’il soit avant tout voué à l’appareillage, mais j’ai été déçu. Cette présentation nous éloigne de la photographie, du moins dans son acception classique. J’ai eu l’impression de perdre les traces de Rodolphe Archibald Reiss…
P.-S. Dans son hall, le musée présente de puissants appareils utilisés par l’équipe de Reiss, plus les tirages géants de quelques autochromes de ce dernier. Des femmes et des fleurs…
Pratique
«Sur les traces de Reiss», Musée suisse de l’appareil photographique, 99, Grande Place, Vevey, jusqu’au 20 août. Tél. 021 925 34 80, site www.cameramuseum.ch Ouvert du mardi au dimanche de 11h à 17h30.
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Photographie – Vevey repart aujourd’hui «Sur les traces de Reiss»
Les images du criminologue, prises vers 1910, avaient fasciné le public de l’Elysée. Elles reviennent au Musée suisse de l’appareil photographique.