Guerre en UkraineVers un autre soft power sportif?
L’ampleur et l’unité inédites des sanctions prises contre la Russie préfigurent-elles une autre gouvernance sportive? Analyse d’une mutation plus lente et profonde qu’il n’y paraît.

La réaction aura été à la mesure de l’onde de choc. Le 28 février, l’UEFA, la FIFA et le CIO annonçaient à la Russie sa mise au ban du sport mondial. Une décision assez rapide, coordonnée et intransigeante pour suggérer l’idée d’une rupture. D’habitude si promptes à regarder ailleurs et à rentabiliser leur apolitisme, les grandes instances du sport mondial ont-elles changé de doctrine au cinquième jour de l’invasion russe en Ukraine? Les droits humains ou le développement durable, dans son acception la plus large, vont-ils désormais jouer un vrai rôle régulateur dans les choix politiques et économiques du secteur? Derrière ces questions se dessinent les contours d’un soft power sportif en pleine mutation.
«Cette décision, inédite par son ampleur, est une surprise car les instances sportives manient historiquement la demi-mesure, commente Lukas Aubin, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), auteur de La Sportokratoura sous Vladimir Poutine, une géopolitique du sport russe. Ce qui caractérisait la politique de ces grandes fédérations, c’était schématiquement d’être fortes avec les faibles et faibles avec les forts. Or la Russie possède un socle d’athlètes de grande valeur, ses représentants sont très implantés dans les organes de gouvernance et elle possède sans doute quelques informations compromettantes. En somme, la Russie a tellement pénétré le sport mondial depuis quinze ans qu’il est très compliqué de s’en défaire. Mais il arrive un moment où la stratégie des demi-mesures s’essouffle.»
Au point de provoquer un électrochoc? C’est ce que pouvaient laisser croire les propos de Richard Masters, patron de la Premier League, lequel déclarait début mars au Financial Times «envisager exiger plus de garanties et de transparence auprès des propriétaires» de club. «Selon moi, la réponse des instances sportives est extrêmement pragmatique. Il n’y a pas de changement de paradigme, balaie Patrick Clastres, professeur associé à l’Institut des sciences du sport de Lausanne (ISSUL). Le CIO, comme d’autres, s’est retrouvé devant un dilemme: s’il n’excluait pas les athlètes russes et biélorusses, il aurait dû faire face à un retrait massif des représentants d’autres nations. Sa décision est une mesure de sauvetage du sport mondial prise dans l’urgence.»
De nouveaux acteurs influents
Selon les deux chercheurs, il convient donc de ne pas surinterpréter la signification de cette suspension de crise. «Il sera intéressant d’observer les positions lorsque la violence va s’installer, se normaliser. Les Russes ont l’habitude de considérer que l’Occident sanctionne à chaud puis renoue le dialogue, souvent par le sport, explique Lukas Aubin. Or en condamnant aussi fermement, les fédérations ont créé un précédent qui pourrait peser durablement. Le sport chinois va-t-il payer ses crimes contre les Ouïghours? Si ce n’est pas le cas, la question du «deux poids, deux mesures» va émerger.»
«Les athlètes sont également nettement mieux organisés. (…) Ils réclament leur part du gâteau et en ont marre d’être trimballés à des fins stratégiques.»
Sans constituer un changement de paradigme, la guerre en Ukraine pourrait cependant avoir tendu un miroir sous le nez des fédérations sportives. Un miroir capable de renvoyer le reflet de leurs propres inconséquences et de restituer l’écho de plusieurs contre-pouvoirs de plus en plus structurés. «Elles vont devoir reconsidérer certains comportements, notamment à la lumière de l’influence de nouveaux acteurs, précise Patrick Clastres, lequel a ouvert un nouveau chantier de recherche sur le sport et les droits humains. On peut envisager par exemple que les comités olympiques des états les plus «démocratiques», comme le Canada ou les pays scandinaves, vont mettre la pression. Les athlètes sont également nettement mieux organisés via des syndicats et des groupes d’intérêt. Ils réclament leur part du gâteau et en ont marre d’être trimballés à des fins stratégiques. Enfin, les sponsors ne veulent plus voir leur nom exposé dans un cadre autoritaire ou dictatorial. On l’a vu avec les Mondiaux de hockey sur glace 2021 retirés à la Biélorussie sous la pression des marques allemandes et tchèques.»
Impasse intellectuelle
Pour Patrick Clastres, il s’agit là «d’un mouvement graduel», porté par la base – sportifs, spectateurs, partenaires commerciaux – et devant lequel les dirigeants du sport mondial ne peuvent que s’adapter. Une évolution indépendante de la guerre. «C’est vrai. Mais la Russie de Poutine incarne l’exemple type du régime qui a fait du sport un instrument de propagande. Or en ce sens, l’invasion de l’Ukraine place également les instances sportives devant leur impasse intellectuelle, insiste Lukas Aubin. Quand Vladimir Poutine construit un système politico-économico-sportif très efficace, ce que j’appelle la Sportokratura, il cherche à imposer une logique, un corpus de valeurs. Le sport est pour lui une arme politique et se retrouve en face d’interlocuteurs qui brandissent l’apolitisme. C’est intenable.»

Face à la guerre et à sept mois d’une Coupe du monde au Qatar, l’impasse intellectuelle se fait de plus en plus oppressante. Mais puisqu’il ne veut (peut) pas casser le mur, comment le sport mondial peut-il se donner un peu d’air? Patrick Clastres mise sur la gouvernance. «Aujourd’hui, plusieurs grandes fédérations sont dirigées par des Russes et des Chinois. On peut penser qu’elles vont passer aux mains de dirigeants issus du monde démocratique. Et puis il y a la question du financement. Dans les sports d’hiver, le sponsoring est pour moitié d’origine allemande et pour moitié d’origine russe. Si l’opinion publique et les athlètes continuent d’alerter, il y aura une plus grande vigilance sur les sources de financement et des critères plus contraignants sur la localisation des événements. Les athlètes ont longtemps été soumis aux instances du sport international, cela pourrait plus être le cas. Aujourd’hui, ils sont l’incarnation du citoyen globalisé qui parle plusieurs langues et s’est construit à cheval entre plusieurs cultures. Ils prennent plus facilement la parole, laquelle est portée par la caisse de résonance que sont les médias sociaux.» Les voilà donc au centre de tout: le jeu et ses enjeux.
Vers de nouvelles Spartakiades?
Que peut-il se passer à l’échelle du sport si la guerre et les sanctions s’installent dans le temps long? «Aujourd’hui, Vladimir Poutine a des dossiers plus importants à traiter. Mais le sport redeviendra important sitôt la situation stabilisée, projette Lukas Aubin. Et si les suspensions perdurent, je le vois bien construire un microcosme sportif alternatif, avec la Chine, la Biélorussie et peut-être d’autres pays.»
Début mars déjà, les médias russes faisaient état – avec quelle fiabilité? – d’un projet de «Super League de football de l’Est», financé par Roman Abramovitch, propriétaire vendeur de Chelsea. «Théoriquement, on peut envisager un schisme et la cohabitation de deux planètes sportives; cela est déjà arrivé avec les Spartakiades (événement de l’Internationale sportive qui avait pour vocation de concurrencer les Jeux olympiques à la fin des années 1920, ndlr), rappelle Patrick Clastres. Mais je n’y crois pas. Le monde du sport actuel est trop globalisé.»
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