
Il y a des tableaux qui semblent sortir du néant. Ce n’est pas toujours bon signe. D’autres, plus rares, arrivent sur le marché avec une longue histoire derrière eux. C’est ce que Maurice Rheims appelait dans son premier livre, paru chez Plon en 1960, «La vie étrange des objets». Ainsi en va-t-il d’un portrait d’homme que Sotheby’s va mettre en vente à New York le 26 janvier. Aujourd’hui rendu à Angelo di Cosimo, dit «il Bronzino» (1513-1572) l’œuvre a traversé l’histoire comme dans un feuilleton télévisé. On connaît son destin sans interruption depuis le milieu du XVIIe siècle. Voilà qui écarte l’idée d’un faux. Pour ce qui est des possibles restitutions, c’est déjà fait. Le tableau se voit aujourd’hui proposé entre trois et cinq millions de dollars par les héritiers d’une victime du nazisme. Ils ont récupéré l’œuvre il y a deux ans grâce à un avocat, comme il se doit américain…
Deux vies de château
Je vous propose de m’accompagner dans ma machine non pas à remonter, mais à descendre le temps. La première fois que l’on a vu mentionnée cette splendide effigie, c’est quand elle est entrée il y a environ trois cent cinquante ans dans la collection de Sir William Temple. Ce noble personnage l’a conservée dans sa propriété de Moor Park, dans le Surrey. Un somptueux château qui existe toujours, refait dans le goût palladien après 1720. Ses héritiers, tantôt légitimes tantôt pas, l’ont gardé dans la famille (et sur place) jusqu’en 1824. Christie’ a alors vendu le Bronzino présenté comme un portrait de Pic de La Mirandole, pourtant mort en 1494. L’œuvre a atteint 95 livres, ce qui constituait à l’époque une jolie somme. Son acquéreur l’a installée à Knoyle House, où la toile a traversé de la même manière les générations jusqu’en 1920. Christie’s l’a alors revendue, toujours comme Pic de La Mirandole. Le portrait a alors fréquemment changé de mains avant d’atterrir en 1927 dans celles d’une femme d’affaires munichoise, Ilse Hesselberger.
Dans le musée de Hitler
Ilse était Juive. Sa fortune lui a longtemps fait croire qu’elle pourrait s’arranger avec le régime hitlérien. Elle payait, payait, payait… contre la promesse d’échapper aux persécutions. On ne pactise pas impunément avec le diable. En 1941, la malheureuse, qui venait d’obtenir un visa pour Cuba, a été arrêtée, conduite dans un camp lituanien et assassinée quelques jours plus tard. Elle avait revendu le Bronzino par besoin en 1937-1938. Après avoir passé de marchand en marchand, le tableau, désormais attribué à Francesco Salviati, a fini par trouver un vrai client. Redoutable. C’était le musée que le Führer envisageait à Linz, sa ville presque natale. L’expert dévoyé Hermann Voss qui enrichissait les collections, le paya 55 000 marks et l’attribua cette fois à Jacopino del Conte. Les Alliés récupérèrent l’œuvre à la fin de la guerre. Mais comme souvent, celle-ci se retrouva entourée de silences et de non-dits. Le temps que meure en Amérique la fille d’Ilse Hesselberger. La demande de restitution, il est vrai tardive, n’a connu d’effet qu’en 2021. Le profit de la vente doit aller maintenant à des œuvres caritatives juives.

Mais qui représente maintenant le tableau, vu qu’il ne saurait s’agir de Pic? Sotheby’s a consulté Carlo Falciani. L’homme a organisé en 2010-2011 au Palazzo Strozzi la sublime rétrospective qui avait remis un Bronzino quelque peu négligé en lumière. L’expert a émis une idée audacieuse. Il s’agirait d’un autoportrait de jeunesse, exécuté vers 1527. Pourquoi cela? L’Italien a bien regardé la mise en scène du tableau, Bronzino ayant été l’un des premiers à exécuter des images parlantes de ses commanditaires. Elles tenaient compte de leurs intérêts personnels ou de leur rang social. Or le modèle apparaît ici en train d’écrire non pas avec une plume, mais un instrument de peintre. Bronzino ayant développé une activité (à redécouvrir) de poète érotique, il aurait ainsi voulu marquer sa double appartenance à la peinture et à la littérature. Falcianio a la prudence d’ajouter qu’il s’agit d’une hypothèse. Le visage reste par la force des choses plus jeune de trente ans que les deux autoportraits connus de Bronzino, datant des années 1550.
Bataille d’experts
Et combien vaut ce tableau, qui n’atteint tout de même pas les sommets postérieurs de l’artiste à la cour des Médicis? Impossible de le savoir. Un Bronzino passe sur le marché tous les trente-deux du mois. Surtout dans un pays d’où tout peut sortir librement. Le dernier en date su le marché a beaucoup fait tousser. Il s’est vu séquestré comme un possible faux en France dans le cadre de «l’affaire Giulio Ruffini» après une exposition au Musée Jacquemart-André en 2019-2020. Autant dire qu’il ne compte pas, même si la bataille d’experts reste ici loin d’être terminée… Pour certains, Ruffini se vanterait. La suite de l’histoire le 26 janvier!

P.-S. Cela dit, il y a, financièrement parlant, de plus gros morceaux dans la «semaine classique» de New York, Christie’s propose ainsi une paire de portraits de femmes dus à Goya, assez peu séduisants je dois dire. Estimation entre 15 et 20 millions de dollars. Sotheby’s met la barre plus haut pour un assez «gore» Rubens représentant «Salomé allant chercher la tête de saint Jean-Baptiste», Entre 25 et 35 millions de dollars. La toile s’est vendue 5,5 millions en 1998. Inflation?
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Marché new-yorkais – Un Bronzino chargé d’histoire(s) est à vendre
Le tableau est connu depuis le XVIIe. On a la liste de tous ses propriétaires successifs, dont une Allemande morte dans un camp…