
C’est un ludion. C’est un lutin. Mais il s’agit aussi d’un lutteur. Depuis maintenant plus deux décennies, Christian Gonzenbach se bat contre la logique et la matière. Cette dernière, qui part souvent d’objets trouvés, se retrouve ainsi dans des postures improbables. Les vases de porcelaines craquent sous l’effet d’un aluminium chauffé à blanc. Le derme de peaux d’animaux écorchés se voit gravé au laser. Les bustes de marbre servent à prendre des empreintes, retournées ensuite comme des gants. Une fois collés, des corn-flakes recouvriront une maquette de village. Trempés dans de l’encre de Chine noire, des asticots s’improviseront artistes en traçant des dessins.
Le permanent et l’éphémère
Certaines de ces métamorphoses sont permanentes. D’autres relèvent de l’action ou de l’installation éphémère, parce que trop colossale. Même simplement évoquée, une baleine grandeur nature se déplace difficilement d’un lieu à l’autre. Celle de Christian mesurait tout de même trente et un mètres de long. Des catapultes ne sauraient éternellement orner la cour du château de Gruyères, bien qu’elles en aient souligné le caractère médiéval. Un gigantesque filet de cordages bleus ne peut de la même manière pas oblitérer pour toujours la cage d’escalier du Palais de Rumine à Lausanne. On finirait par croire que le vénérable bâtiment (j’éprouve beaucoup de tendresse pour le Palais de Rumine) pose des problèmes de statique!

De cet œuvre tant durable que provisoire, il fallait à la fois garder la trace et montrer la cohérence dans l’apparente incohérence. Les tailles vont de l’infime à l’énorme. Les sujets du réalisme à l’abstraction totale. L’impression finale de l’attractif au normalement répulsif. Le tout se révèle cependant uni par un goût du matériau composite et du bricolage. Il suffit de visiter les ateliers de Christian Gonzenbach, l’actuel se trouvant près du CERN. Sept mètres de haut! Ce sont là des capharnaüms plus ou moins bien organisés, avec plein de meubles de rangement dont l’homme tire tantôt des éléments métalliques, tantôt de quoi armer du béton. Le tout évoque une boîte à outils géante, où des choses vont permettre de réaliser d’autres choses. On aurait bien sûr pu imaginer l’exposition rétrospective pour montrer cela au public. Une manifestation sentant un peu l’embaumement, et j’imagine bien Christian jouant avec du natron. Mais c’eût été réducteur. Mieux valait un livre bien illustré. Un «Gonzenbook» donc.
Une série d’essais
Ce dernier existe aujourd’hui, crée sous l’égide de L’Apage et publié par Infolio. Il fait la somme des parties. Du moins celles conçues jusqu’à ce jour, avec au final la girafe conçue en 2021 pour Art Môtiers. Celle-ci peut rejoindre un peu plus loin dans la pagination sa sœur jumelle, qui figura un été au Musée de la chasse et de la nature parisien. Le «Gonzenbook» procède en effet plus ou moins chronologiquement, en partant de la fin de 1998, vu que l’artiste est né à Genève en 1975. Le parcours photographique se voit truffé d’essais, demandés à des gens venant d’horizons différents. Cheffe de l’entreprise, Karine Tissot ouvre le bal avec un texte lumineux et clair, comme toujours avec l’historienne. Placée sous le signe de la diversité, la suite se montre parfois plus chaotique. J’avoue ainsi avoir été dérouté par la vision neurologique du travail de Christian par le philosophe Stefan Freivogel. Le graphique afférent m’a paru un peu fou. Mais, réflexion faite, je me suis dit qu’il correspondait au travail tout en circonvolutions du sculpteur. Un homme qui, tel le furet, court dans tous les sens sans qu’on puisse jamais le rattraper.

Si les textes existent ici en français et en anglais, ils restent cependant ici minoritaires, pour ne pas dire secondaires. L’essentiel réside dans les images d’archives qui, contrairement à celles destinées aux enfants, ne restent pas toujours bien sages. Il y a des têtes de mort en charcuterie. Des chiens empaillés à l’envers, leur peau se voyant ensuite teint en rose. Trois agneaux bien vivants, mais pas pour longtemps. Christian Gonzenbach les a in extremis tirés de l’abattoir pour les montrer le temps d’une exposition. Ils finiront par être tués et mangés, ce qui donnait à l’exposition de Roubaix un goût étrange en 2011. Ou enfin un lapin géant. Mignon en apparence. Mais ce simulacre, posé dans divers lieux en 2006, était recouvert par la fourrure de 650 vrais lapins tués pour l’occasion. On l’a beaucoup reproché à l’artiste, qui a beau eu argué que la chair de cet animal se retrouvait tous les jours sur des tables… Nos sentiments envers la faune demeurent très ambivalents.
Beaucoup de travail
Derrière toutes ces créations, et je pourrais en citer bien d’autres, le lecteur devrait sentir qu’il y a non seulement un travail, mais du travail ce qui n’est pas la même chose. Christian Gonzenbach, qui vient de la céramique (d’où un essai de son maître Philippe Barde dans le livre) reste un manuel. Rien à voir avec l’intellectuel se contentant d’avoir une idée tous les dix ans et de la décliner ensuite comme nombre d’artistes romands que je ne nommerai pas (1). Il ne prend pas son téléphone pour faire exécuter par d’autres ce qu’il resterait incapable de réaliser lui-même. Tout sent ici l’effort, à la fois intellectuel et physique. L’homme peint à l’huile sur des os de cheval. Il aplatit des peaux animales taxidermisées, qui composent par la suite aux murs un «herbier» dérangeant. Il coule en grès des sculptures moulées sur des éléments réels avant de les recouvrir d’un émail bronze. Il scie. Il assemble. Il colle. Il cuit. C’est l’œuvre d’un suractif dans un monde paresseux. Christian travaille comme une bête en utilisant les carcasses d’autres bêtes. Il fait même du cinéma d’animation.

«Gonzenbook» (cela aurait aussi pu être «Gonzenbuch», ce qui eut sonné selon moi plus juste) est au final un bel album, lui aussi bien pensé, puis bien exécuté. Au générique de fin, puisqu’il y en a un comme au cinéma, j’ai ainsi noté la «conception» de SO2 Design à Genève. La photolithographie de Karim Sauterel à Gollion. L’impression de La Buona Stampa à Lugano. Un produit entièrement suisse donc, ce qui devient rare. On voit pourtant beaucoup Christian Gonzenbach à l’étranger, où il se voit autant considéré comme un divertisseur que comme un artiste. Mais après tout, seuls les amuseurs sont en général des gens vraiment sérieux. Les autres, ils font à mon avis souvent semblant.
(1) Quoique… Sylvie Fleury en général, Valentin Carron pour ses sculptures…
Pratique
«Gonzenbook» de Christian Gonzenbach, sous la direction de Karine Tissot, Editions Infolio + L’Apage, 360 pages.

Christian Gonzenbach fait aujourd’hui «La Plonge» à Lausanne dans une galerie du Flon

Christian Gonzenbach fait la plonge à Lausanne. Entendons-nous! Le Genevois n’est pas en train de laver les verres au fond d’un café. Il propose, moins d’un an après son exposition chez Laurence Bernard aux Bains, une sorte d’installation-vente. La chose se passe chez Heinzer-Reszler, au Flon. La galerie, qui existe depuis dix ans (vous avez du reste pu la voir à Art/Genève), occupe aujourd’hui une arcade en faux vieux dans ce quartier ressemblant de plus en plus à un décor de cinéma. Antoine Renzler et Jean-Baptiste Heinzer logent ainsi non loin de chez Alice Pauli, qui a fêté ses 100 ans en grande pompe le 13 janvier. Mais eux jouissent d’une visibilité extérieure, pour autant que le visiteur trouve du premier coup le 1-3-5 rue des Côtes de Montbenon, bien sûr…
Dix figurines au choix
C’est donc là que Christian fait «La plonge». Enfin pas directement lui. Installée au milieu de la galerie, une baignoire à l’ancienne s’est vue remplie d’argile. «Ce qui pourrait assouplir la peau», précise l’artiste. «J’ai choisi dix figurines parmi celles que j’ai collectionnées. Elles représentent les cinq continents.» D’une manière assez dissemblable, cependant. Si des jumeaux Dogon évoquent l’Afrique, une Vierge et une Aphrodite l’Europe, ce sont Hulk et Mickey qui jouent ici les ambassadeurs américains. Tirées en grès sous forme de multiples, ces statuettes se voient fixée à une roue tournant dans le liquide brunâtre avant de remonter en s’égouttant. «Il n’y a plus ensuite qu’à laisser sécher sur place, puis à cuire à Genève dans un de mes fours.» Il existe ainsi une version électrique et une autre au gaz, d’où une teinte légèrement différente de la couverte à l’arrivée. Plutôt plus gris pour le gaz, à ce qu’il me semble. Autrement, cet émail craque de manière imprévue. «J’aime beaucoup à jouer avec le hasard. L’incontrôlable…»
«J’aime beaucoup jouer avec le hasard. L’incontrôlable.»
Ce dernier n’en reste bien sûr pas là. Ce serait trop simple. Aux murs de la galerie, repeints en bleu, ont été construits des rayonnages sur trois niveaux. «Sur celui du bas, les produits coûtent 700 francs. La planche médiane abrite ceux à 1100 francs et celle du haut supporte les statuettes à 1500 francs.» Mais quelle est la différence, au fait? «Mais aucune! Toutes se sont vues posées au petit bonheur. A chacun de trouver celles qui le séduisent le plus.» Pour certaines, l’émail est resté presque complet en refroidissant. D’autres se sont comme déshabillées suite aux craquelures. «Il y a un Hulk qui semble du coup avoir perdu sa culotte. Une Vierge l’air atteinte de la peste, avec ses bubons de faïence.» Certains jumeaux Dogon se sont encore davantage rapprochés. L’argile cuite a servi de lien. D’autres paires semblent en revanche au bord du divorce. «Il vous suffit de choisir. Vous pouvez partir avec.»
Une invention inépuisable
Issue des ateliers de Christian Gonzenbach, la machine devrait ainsi tourner jusqu’en mars. Il y aura sans doute après d’autres inventions de l’artiste, que je me souviens d’avoir vu frapper dans un moule des statuettes place de Sardaigne à Carouge à l’aide de ce qui ressemblait à un instrument pour exécutions capitales. L’imagination de leur inventeur ne tarit pas. Comme l’eau qui lui a parfois servi à inventer des fontaines crachant elles aussi de l’argile, d’ailleurs. Et si l’art n’était finalement que du bricolage?
Pratique
«Christian Gonzenbach, La plonge», galerie Heinzler-Reszler, 1-3-5, rue des Côtes-de-Montbenon, jusqu’à la fin mars. Tél. 021 313 40 45, site www.heinzler-reszler.com Ouvert du jeudi au samedi de 14h à 18h.
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Beau livre – Tout Christian Gonzenbach avec le «Gonzenbook»
Edité par Karine Tissot, le livre retrace la carrière de l’artiste genevois, qui joue depuis 1998 au ludion de l’art contemporain en Suisse romande.