Carnet noirThierry Barbier-Mueller, un collectionneur assis entre deux chaises
Le Genevois vient de disparaître. Il faisait partie d’une troisième génération d’amateurs d’art. Lui s’intéressait au design et à l’art contemporain.

C’était le 22 décembre autour de 18 heures au Musée Barbier-Mueller. L’atmosphère se faisait à la fois familiale et crépusculaire rue Calvin. Il s’agissait de marquer le départ de Laurence Mattet, qui avait dirigé l’institution privée pendant des décennies. Thierry Barbier-Mueller s’était chargé du discours. Ses deux frères figuraient dans l’assistance, l’aîné Gabriel étant venu des Etats-Unis.
Très en verve, le geste large, l’orateur avait élégamment parlé aux nombreux assistants de «la fille que leur père Jean-Paul n’avait jamais eue.» Puis ce furent les bavardages et les retrouvailles. J’ai encore parlé avec Thierry de l’exposition «A Chair and You», qui poursuivait sa carrière au Mudac lausannois (1). Un projet dont on parlait depuis des années, et qui lui tenait à cœur. Le collectionneur avait fourni les œuvres, Bob Wilson comme metteur en scène et sans doute un financement.

Thierry Barbier-Mueller est brutalement décédé d’une crise cardiaque le mercredi 25 janvier. Il était âgé de 62 ans. Difficile d’imaginer mort quelqu’un qui incarnait la vie. Alors que Gabriel et Stéphane (venus avant lui à l’alors jeune couple formé par Jean-Paul et Monique Barbier) gardent toujours un côté réservé, le cadet incarnait l’exubérance. C’est lui qu’on voyait, généralement moins cravaté que les autres. C’est lui qu’on entendait, mais parce qu’il avait quelque chose à dire.
Ce père de cinq filles nées de plusieurs unions (dont une avec une des trente-neuf enfants de l’empereur Bokassa) faisait tout en grand. Les projets immobiliers. Les publications, dont la toute récente revue «Lux». Les collections personnelles. Les soutiens à des causes polémiques. Je me souviens ainsi des épiques combats contre le Musée d’art et d’histoire à la sauce Jean Nouvel. La Ville de Genève s’était sottement brouillée avec une des familles qui aurait pu le plus lui rapporter. Et pas seulement financièrement!

Mon but n’est pas ici de parler de la Société Privée de Gérance (SPG), que Thierry dirigeait depuis 2002. D’autres le feront mieux que moi. Quoique… Quand j’ai assisté l’automne dernier à l’inauguration avenue de Frontenex de sculptures en plein air, notamment dues à Barthélémy Toguo, je me suis dit que ces dernières participaient d’une sorte de mécénat social. Devant des immeubles SPG de moyen standing se refusant à la banalité architecturale, le promoteur avait voulu un art contemporain de qualité. Il faut aussi dire qu’un des «storages» destinés à sa collection d’art contemporain ne se trouve pas loin. Il fallait toujours de la place supplémentaire à ce boulimique. Son ancien antre souterrain ne suffisait plus à accueillir les centaines, que dis-je les milliers de pièces dont s’occupait comme de juste une conservatrice.

Il n’avait sans doute pas été facile à Thierry de se trouver un thème de prédilection. L’héritage était écrasant, avec ce qu’il suscitait forcément de comparaisons possibles. Il y avait la génération formée du grand-père Josef Müller (2) et de la grand-tante Gertrud Dübi-Müller. Puis les parents, qui s’étaient aussi bien répandus dans les arts premiers que l’archéologie ou la bibliophilie. Monique achetait certes dans la discrétion. Mais ce n’était pas le cas de Jean-Paul, avec qui tout devenait flamboyant. Spectaculaire. D’où l’existence dès 1977 d’un musée consacré à l’Afrique et à l’Océanie.
Que faire, non pas contre cela mais à côté? Installé à Dallas, Gabriel s’était mis au Japon des samouraïs, à qui il a depuis dédié avec son épouse Ann un musée. Stéphane, le puîné, a commencé par les monnaies royales françaises avant de bifurquer au XVIIIe. Plus moderne, Thierry va donc s’attacher au design et à l’art contemporain. D’où une fois sa participation anonyme à Artgenève. Peu de pièces isolées avec lui. L’homme aimait à construire des ensembles. Art international, mais aussi suisse. Ce n’était pas un ensemble un peu snob comme on en voit tant.

Ces dernières années, Thierry Barbier-Mueller (1) tendait à passer la main, comme son père l’avait fait avant lui. Il savait qu’avec Marie et Valentine, la transition pouvait s’opérer en douceur à la SPG. Et puis la soixantaine était là. Un âge certes supportable professionnellement quand on se trouve dans les sphères dirigeantes. Mais un seuil tout de même. Il est ainsi permis de se demander quelles directions l’amateur de la troisième génération (il en existe déjà autour de lui de la quatrième!) aurait prises dans le futur. Une collection, c’est en principe l’union d’un goût et d’une culture. Notre homme possédait les deux, ce qui devient rare.
Après les disparitions à Genève de Jean-Paul Croisier, de Jean-Paul Jungo, de Pierre Darier et bien sûr celles de Jean-Paul Barbier-Mueller (en 2016) et de Monique Barbier-Mueller (en 2019), c’est un peu comme si un certain univers rétrécissait. Mais où sont donc les futurs bâtisseurs culturels?
(1) Jusqu’au 22 février au Mudac.
(2) Le Mueller avec un «e» ou lieu du «ü» vient, m’avait une fois raconté Jean-Paul Barbier-Mueller d’une erreur du scribe de l’Etat-civil. Impossible de corriger ensuite!
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