Guerre en UkraineRetour sur l’histoire des oligarques et leur amour pour la Suisse
De nombreux milliardaires russes entretiennent des liens étroits avec la Suisse. Décryptage historique, de la perestroïka aux sanctions actuelles, en passant par les achats immobiliers fastueux du bord du Léman.

L’oligarque, un nom qui véhicule de nombreux fantasmes. Le terme désigne les plus grosses fortunes d’Europe de l’Est. Il apparaît au milieu des années nonante. C’était, à l’époque, surtout un groupe de jeunes loups, issus de bonnes familles et très bien formés. Ils ont généralement fait leurs premières expériences durant la période de perestroïka menée par Mikhaïl Gorbatchev, à partir de son arrivée au pouvoir en 1985.
Ils ont constitué un certain capital et surtout tissé un excellent réseau de relations, qu’ils ont mis à leur profit lors des privatisations menées par le président russe Boris Eltsine dès 1992. Ceux qui ont réussi à s’emparer des gros groupes industriels sont devenus immensément riches. Officiellement, le premier milliardaire a été Boris Berezovsky, mathématicien brillant, devenu très proche de la famille présidentielle. L’homme a pu s’emparer de plusieurs entreprises comme Aeroflot, AvtoVAZ(le producteur des voitures Lada) ou le pétrolier Sibneft lors des privatisations grâce à ses connexions politiques.
Sous Poutine, des oligarques conditionnés
Les choses ont commencé à changer en 2000, avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine. Ceux qui ont accepté les conditions du Kremlin de ne pas se mêler de politique, et, à sa demande, de lui rendre quelques services, n’ont pas souffert et ont pu continuer à développer leurs affaires. Ceux qui n’ont pas voulu se plier ont connu un sort bien moins enviable.
Ainsi, Mikhail Khodorkovsky, dont Bilan vient de publier une interview, a perdu tous ses actifs russes et a passé dix ans en prison. Boris Berezovsky, industriel qui a racheté avec Roman Abramovich le groupe pétrolier Sibneft lors de la privatisation, s’est exilé à Londres. Il y est mort en 2013, officiellement de suicide, même si des doutes persistent.
Au début des années 90, Boris Berezovsky a fondé Andava et Forus à Lausanne. Il a été accusé par le pouvoir russe de siphonner les fonds de la compagnie Aeroflot via ses sociétés suisses. Des fonds ont été bloqués en 1999 avant que la Suisse rétrocède 53 millions à la Russie 11 ans plus tard.
Quant à Vladimir Gussinsky, magnat des médias et propriétaire de la banque Most, il a bâti sa fortune grâce à sa proximité avec le maire de Moscou Yuri Luzhkov. L’indépendance de ses médias a déplu au pouvoir. L’oligarque a été forcé de céder ses actifs à Gazprom. Il vit aujourd’hui aux États-Unis et préfère la plongée sous-marine aux affaires.
Des amis d’adolescence, du judo, du KGB
Les oligarques actuels dont la fortune connaît la meilleure croissance et dont l’influence est la plus forte, sont les amis de Vladimir Poutine. Ils se sont rencontrés soit en tant qu’adolescents, dans la section de judo, soit au KGB ou encore au sein de la mairie de Saint-Pétersbourg et se connaissent depuis plusieurs décennies.
Ce sont aussi ses amis les plus fidèles. Guennadi Timtchenko, longtemps résident genevois, en fait partie. Cet ancien agent du KGB au passeport finlandais doit sa fortune à Gunvor. Sa proximité avec Vladimir Poutine a facilité l’accès de la société au pétrole russe destiné à l’exportation.
Certains ont perdu le statut d’oligarque car ils ont fait de mauvaises affaires ou leurs sociétés ont été «avalées» par de «gros requins», parfois avec l’approbation du Kremlin.
Une indépendance qui se paie cash
Dimitri Zimin représente un cas tout à fait à part. Ce scientifique a fondé la société de télécommunications Vimpelcom en 1992. Opérant sous la marque Beeline, elle devient rapidement leader national dans son domaine. En 2001, il quitte l’opérationnel, devient président d’honneur et crée la fondation Dynasty, où il place l’essentiel de sa fortune.
Dynasty joue un rôle essentiel dans le financement des travaux de jeunes chercheurs russes, jusqu’en 2015. Elle doit alors être dissoute à la suite de l’attribution par les autorités du statut d’agent étranger, car ses activités étaient trop indépendantes aux yeux du Kremlin.
Loin d’être découragé, Dimitri Zimin fonde la Zimin Family Foundation qui soutient des projets scientifiques à l’international. à la suite de son décès, en décembre 2021, son fils Boris a repris les rênes de la fondation.
21 ressortissants de l’ex-URSS parmi les 300 plus riches de Suisse
La Suisse, plus particulièrement sa partie romande, a toujours eu une place unique dans le cœur des Russes, à commencer par les membres de la famille impériale. Les anarchistes et les révolutionnaires, y compris Lénine, sont aussi passés par la Suisse.
Dès la chute du Rideau de fer, les hommes d’affaires de l’ex-URSS sont venus en Suisse, d’abord en vacances, et, très rapidement, ont commencé à y établir des têtes de pont. Les banques, les sociétés de trading, les fiduciaires et les avocats ont été les principaux bénéficiaires de cette première vague. Les écoles privées ont connu un afflux important d’élèves venant des pays de l’ex-URSS, tandis que leurs parents allaient se faire soigner dans nos cliniques privées.
Un peu plus tard, et au fur et à mesure que leur fortune progressait, ils sont venus s’installer en Suisse, le plus souvent via les forfaits fiscaux et se sont offert les plus belles propriétés disponibles sur le marché. Des gens comme Viktor Vekselberg, dont la fortune provient des métaux et du pétrole, ont racheté des entreprises locales, d’autres ont lancé des sociétés ou encore investi dans l’immobilier. En 2021, la liste des 300 plus riches de Suisse établie par Bilan comptait 21 ressortissants de l’ex-URSS.
Distanciation avec la rhétorique officielle
À l’instar du reste du monde, les oligarques disent avoir été pris au dépourvu et choqués par l’attaque russe contre l’Ukraine. Autant les Russes que les Ukrainiens sont devenus difficilement joignables, et restent très discrets sur leur emplacement. Sous le sceau de l’anonymat, beaucoup de Russes, qui ont souvent des racines ukrainiennes, avouent avoir beaucoup de peine à comprendre la logique de la démarche de leur président.
Depuis quelques jours, une partie des oligarques commencent peu à peu à se distancier de la rhétorique officielle. Les premiers à le faire, trois jours après l’attaque russe, ont été Mikhail Fridman et Oleg Deripaska. D’autres les ont rejoints.
Mikhail Fridman, désormais sous sanctions occidentales, a créé le groupe Alfa qui détient notamment la plus grande banque privée de Russie. Né en Ukraine, il a participé avec Vekselberg à la privatisation du pétrolier TLK vendu par la suite. Quant à Oleg Deripaska, il détient le groupe Rusal, n° 2 mondial de l’aluminium.
Celui qu’est allé le plus loin est Roman Abramovich qui, il y a quelques années, voulait s’établir en Valais, mais le permis de séjour lui a été refusé. Il a mis en vente son club de football anglais Chelsea, valant trois milliards de dollars, et a promis d’offrir le produit de la vente aux victimes de la guerre, tant en Russie qu’en Ukraine. Roman Abramovich, citoyen russe, israélien et, depuis peu, portugais, fait aussi partie de ceux qui se sont déclarés prêts à jouer le rôle d’intermédiaire pour trouver une solution pacifique au conflit.
En ce qui concerne leur réaction aux sanctions occidentales, même ceux qui ne veulent pas en parler n’arrivent pas à cacher leur déception. Alicher Ousmanov affirme dans la presse qu’il les trouve injustes. Cet oligarque, qui a obtenu en 2016 un permis de résidence en Suisse, a tiré parti de la métallurgie, avant de se diversifier dans des entreprises technologiques. Avec la bénédiction du Kremlin, il a racheté des médias dont une partie appartenait à Boris Berezovsky.
Pour l’anecdote, Bilan était en communication avec le représentant d’un homme d’affaires russe important, ayant beaucoup investi dans notre pays, au moment où sortait la liste des sanctions. Lorsque nous lui avons annoncé que son chef n’est pas sur la liste, son soulagement était manifeste au téléphone.
Des patrimoines qui fondent
Selon l’agence Bloomberg, qui met quotidiennement à jour sa liste de milliardaires, l’oligarque dont la fortune a le plus baissé depuis le début de l’année, selon les chiffres du 4 mars, est Guennadi Timtchenko (cliquer sur les liens pour consulter leur fiche parmi Les 300 plus riches de Suisse), avec une perte de 53,9%. L’Ukrainien Rinat Akhmetov, dont le fils Damir s’est récemment installé à Genève, perd 50,8%.
Alicher Ousmanov voit sa fortune baisser de 12,6%, sans compter la saisie de son yacht, valant 600 millions de dollars. Viktor Vekselberg, quant à lui, perd 12,3%. La seule exception, selon Bloomberg, est Andrey Melnichenko, résident à St-Moritz, dont la richesse s’est appréciée de 17,6%. L’intéressé, via son porte-parole, ne conteste pas ce chiffre. Il l’explique par une forte hausse du prix des engrais produits et vendus par son groupe EuroChem, basé à Zoug. Cet oligarque s’est enrichi dans le secteur bancaire grâce à l’établissement MDM qu’il a cofondé, avant de se diversifier dans les engrais et le charbon.
Oligarques aux multiples passeports
Autre particularité, comme Roman Abramovitch, beaucoup de ces hommes d’affaires ont plusieurs passeports. Parmi les Européens, le plus répandu est le passeport chypriote, le passeport maltais étant devenu aussi très populaire depuis quelques années. (Lire notre article: Comment s’acheter un passeport européen)
S’ils ont longtemps habité dans un pays étranger, ils peuvent aussi détenir le passeport du pays de résidence. Leurs enfants, qui ont généralement étudié à l’étranger, ont aussi très souvent un deuxième passeport et l’utilisent pour toutes leurs démarches administratives. Cela pose un problème juridique, notamment pour le service compliance (conformité) des banques. Ces dernières sont désormais très prudentes avec les détenteurs de passeport issus de l’Europe de l’Est.
Avec la guerre en Ukraine et ses conséquences, plusieurs interlocuteurs ont confié songer à renoncer à leur nationalité russe. Certains veulent éviter les nuisances que ce passeport pourrait leur causer, d’autres disent avoir honte de leur gouvernement, y compris ceux qui le soutenaient auparavant.
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