
Elle avait disparu des radars. Du moins des miens. Manon datait pour moi de la fin des années 1970. Il y avait alors autour de la Zurichoise un parfum sinon de scandale, du moins de sensationnel. La femme qui se photographiait (ou se faisait photographier) chauve comme un œuf sortait du modèle courant, même si elle rendait ainsi hommage à sa prédécesseure (ou «prédécesserice» je ne sais plus ce qu’il faut dire…) Claude Cahun. On s’émouvait à cette époque pour peu de chose. C’était un apprentissage timide de la liberté. Une liberté que nous avons bien perdue depuis.
Un anniversaire tardif
Bien sûr Manon réapparaissait de temps en temps. Une fois en moyenne tous les cinq ou dix ans. Mais il semblait difficile de parler à son propos d’un œuvre, et a fortiori d’une carrière. La femme me faisait un peu penser à Meret Oppenheim, récemment honorée au Kunstmuseen de Berne et de Soleure. Une autre partisane des coupes de cheveux ultracourtes, soit dit en passant. Je ne m’attendais donc pas à ce que Manon réapparaisse dans une triple exposition, annoncée pour 2020. L’artiste a joué de malchance. Si le Kunsthaus de Zofingue et le Centre culturel suisse de Paris ont bien proposé leur accrochage entre deux couvre-feux, la Fotostiftung de Winterthour a attendu 2022 pour remplir son contrat. L’anniversaire ne joue donc plus. Manon a aujourd’hui 82 ans et non pas 80. Notez que je la croyais nettement moins âgée. Elle frôlait donc la quarantaine au moment de sa gloire, alors que nul n’osait donner son vrai nom… Un secret aussi puissant que la date de naissance d’Amanda Lear et la formule exacte du Coca-Cola réunies!

Montée en collaboration avec Manon et cosignée par son assistant Sacha Nacinovic, l’exposition actuelle nous dit tout. La «dame au crâne rasé» est née à Berne (et en berne) courant 1940. Son père n’est autre qu’Emil Küng (1914-1992), un économiste libéral de renom international (1). Il ne s’occupe jamais d’elle, d’où une affection à sens unique. L’enfant, puis l’adolescente multiplie du coup les crises. Premier krach. Elle s’installe à 15 ans dans un hôtel de Saint-Gall afin de suivre une école d’arts appliqués. Suit un très long séjour dans une clinique psychiatrique. Rosmarie Küng réapparaît à 18 ans dans une école d’art dramatique à Zurich. C’est là qu’elle devient Manon, en hommage à la Cécile Aubry du film de Georges-Henri Clouzot (1949). Rosemarie n’a rien de très excitant comme prénom même si, en 1958 précisément, «Das Mädchen Rosemarie» fait au cinéma de l’actrice allemande Nadja Tiller une bombe sexuelle.
«Le magasin pour les funambules, les go-go girls et les dompteuses de fauves.»
La suite prend son temps. Manon devient mannequin, comme l’avait été sa mère avant son mariage bourgeois. La jeune femme travaille parallèlement comme styliste, étalagiste ou dessinatrice de mode. Elle finit par ouvrir sa propre boutique en 1972 dans le Niederdorf. «Le magasin pour les funambules, les go-go girls et les dompteuses de fauves». Les Zurichois peuvent la voir quotidiennement dans des tenues chocs au milieu de la bohème locale et de la «schickéria». La ville fait alors très provincial. Christa vient de s’en échapper pour devenir à Genève Christa de Carouge. Manon rencontre à ce moment Urs Lüthi, l’artiste androgyne qui ne finit pas de se photographier comme si son appareil était devenu un second miroir. Il s’agit aujourd’hui d’un vieux monsieur gros et chauve, alors que Manon fait tout son possible (et même davantage) dans l’espoir d’échapper au temps. Un mariage bref, mais pour le moins voyant. Le couple est lancé.

Nouvelle crise pour Manon, qui supporte mal les regards allant logiquement avec la notoriété. C’est alors qu’elle part vivre à Paris dans un hôtel miteux après s’être tondue. Britney Spears avant la lettre! Mais elle en tire sa série emblématique dans la chambre et dans les environs. Techniquement assurées par Thierry Wurth, les 158 images vont faire sensation. Il existe six tirages originaux de chacune d’elles. La Fotostiftung Schweiz, alors abritée au Kunsthaus de Zurich, en achète «un nombre significatif» dès 1982. L’année qui précède un nouvel effondrement. Manon va se taire pendant sept ans après avoir subi une cure de désintoxication. Une pause dépressive comme on en a aussi vu chez Meret Oppenheim. Il y aura ensuite les brefs retours dont j’ai parlé. Assez forts, mais moins personnels. Sa performance «Sentimental Journey» évoque un peu trop celles de Marina Abramovic. La série de portraits «Elle fut jadis Miss Rimini», où Manon tient tous les rôles, fait évidemment penser aux innombrables travestissements de Cindy Sherman.
«Too late» écrit sur le miroir
Comment se présente l’exposition de la Fotostiftung, qui n’occupe pas un espace immense dans le cadre du Fotomuseum de Winterthur? D’une manière spectaculaire. Pour une fois le lieu, où le public est habitué à voir des présentations d’un goût spartiate, a accompli un effort de mise en scène. Manon elle-même y a beaucoup poussé. Cette femme minuscule devient, quand elle le veut, un monstre de volonté. Le visiteur découvre dès le hall du musée des roses fanées jetées sur le sol devant un miroir où il est écrit «Too late». Puis il passe devant un cabinet aux murs laqués noirs et à la moquette rouge vif. Il se trouve notamment là un vieux téléphone mural issu d’une ancienne performance. Il y aura par la suite plusieurs «chambres», dont l’une offre inévitablement un sol en damier noir et blanc. Le damier forme une base des photos de Manon vers 1980. Se voient aux murs des «vintages», bien sûr. Mais aussi des tirages récents. Géants. En prenant de la bouteille, les photographes tendent à vouloir toujours plus grand. Et, aujourd’hui remariée pour la troisième fois, Manon se veut aussi femme d’affaires.

L’exposition se doit naturellement de dégager une morale. Manon devient par conséquent pour la commissaire Teresa Gruber une icône libératrice. Il s’agit dans son genre d’une pionnière. Il existe donc un glamour féministe, parce que transgressif. Le regard porté sur la fille, ici en général nue, n’a rien de machiste. Il reflète une douloureuse affirmation de soi, allusion pesante au parcours médical accidenté de Manon. «En s’appuyant sur des représentations parfois stéréotypées de la féminité Manon se pose la question de l’identité.» Et le tour est joué! Il me semble permis de penser qu’il relève un peu ici du tour de passe-passe. L’artiste se retrouve en fait mise au goût du jour. Une autre sorte d’enfermement, dans la conformité cette fois. La récupération n’est cependant selon moi pas nouvelle pour l’artiste. Projeté dans une petite pièce à part, le film TV de Lehka Sarar, produit il y a déjà une dizaine d’années, s’intitule «Manon, Glamour et rébellion». Comme si la révolte ne pouvait pas être individuelle et si la femme ne jouait jamais sur l’ambiguïté…
(1) Manon expose dans une vitrine une pile formée de tous les livres signés par son père, qu’elle a pieusement conservés. Et il y en a beaucoup!
Pratique
«Manon, Einst war sie «La dame au crâne rasé», Fotostiftung Schweiz», 45, Grüzenstrasse, Winterhour, jusqu’au 29 mai. Tél. 052 234 10 60, site www.fotostiftung.ch Ouvert du mardi au dimanche de 11h à 18h.
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Exposition à Winterthour – Quand Manon était «la femme au crâne rasé»
La photographe est honorée par la Fotostiftung Schweiz. Aujourd’hui octogénaire, elle se voit brandie comme une icône féministe. C’est un peu réducteur.