
Mon Dieu comme le temps passe… J’aurais dit à première vue que la première exposition sur «Le cycle de Valentine» datait d’un quart de siècle. Faux! L’actuelle présentation au Musée Jenisch de Vevey m’a rappelé que j’ai visité la manifestation itinérante conçue par Jura Brüschweiler en 1976. Elle révélait alors au public, qui n’en connaissait que des fragments, l’existence d’une série de dix-huit toiles et cent vingt dessins (plus les feuilles de carnets) de Ferdinand Hodler. Elle décrivait la maladie, puis l’agonie et enfin le trépas de Valentine Godé-Darel entre 1914 et 1915. Cet ensemble unique dans l’histoire de la peinture se plaçait à l’intérieur de l’œuvre après des toiles isolées représentant des cadavres et une première suite picturale. En 1909, Hodler avait observé la mort au travail sur une autre de ses compagnes, Augustine Dupin.
Changement de statut
Depuis vingt-sept ans, les études hodlériennes ont considérablement progressé. Né en 1853 à Berne, disparu en 1918 à Genève, l’artiste a par ailleurs changé de format. Après une crise dans les années 1950 et 1960, pendant laquelle il fallait railler ce qui tenait encore de la figure du père, l’artiste avait déjà retrouvé en 1976 son statut de héros national. Il a depuis acquis une importance mondiale non plus en tant que créateur de formes dans lesquelles toute une génération locale de disciples allait s’engouffrer, mais en tant que compagnon de route de la sainte trinité viennoise Klimt-Schiele-Kokoschka. Le prouvent la rétrospective que lui a dédiée la Neue Galerie de New York en 2012 comme l’actuelle présentation graphique préparée pour cet été le Jenisch à la Morgan Library. Le fait que le portrait de Valentine choisi pour l’affiche (une Valentine bien vivante montrant son fameux profil) provienne du Museum Leopold de Vienne constitue aussi un signe.

A l’origine de l’exposition organisée à Vevey, ville où Valentine Godé-Darel a rendu l’âme le 26 janvier 1915, se trouve une entreprise livresque. Le cycle devait faire l’objet d’une publication en deux volumes sous la direction d’Anne-Sophie Poirot et de Niklaus Manuel Güdel. Elle s’intégrait dans les Cahiers dessinés que dirige Frédéric Pajak, et non pas dans la collection entreprise par l’Institut Ferdinand Hodler aux éditions Notari. Une grosse entreprise, comme de bien entendu richement illustrée. Directrice du Jenisch, Nathalie Chaix y a vu l’occasion de montrer à nouveau des œuvres que les Romands n’avaient pas eu l’occasion de voir (à moins de se déplacer, bien sûr!) au millénaire dernier. Près de cinquante ans constitue de plus l’espace temporel non pas d’une, mais de deux générations. Seuls les aînés, dont je fais partie, ont pu voir réunies en quantité des œuvres formant, mais a posteriori, un cycle. Il semble en effet clair qu’au moment où il visitait chaque jour sa maîtresse au plus mal, le peintre ne pensait pas à une telle exposition groupée. Ce n’étaient pas les «Cathédrales de Rouen» ou les «Meules de foin» de Claude Monet!

Tout avait en fait commencé pour lui par une rencontre en 1908. Séducteur impénitent et assez mal marié à Berthe Jaques, Hodler avait rencontré à Genève sa cadette Valentine Godé-Darel. Divorcée, Parisienne, vivant (mal) de ses apparitions sur scène, elle est devenue à nos yeux «une femme libre». Il s’agissait à l’époque plutôt d’une marginale. L’actrice a commencé à poser nue pour lui. Une liaison troublée d’orages sentimentaux s’est développée. Valentine s’est retrouvée enceinte, accouchant d’une petite Paulette en 1913. Puis elle est tombée malade. Un cancer soigné selon les moyens de l’époque. Deux opérations inutiles. La femme s’est tenue assise, puis elle a fini grabataire. Le peintre montre son corps s’amaigrir et son nez devenir de plus en plus aquilin. Il n’y avait plus qu’à attendre, mais en couple, l’issue fatale. Valentine se fait dès lors comme absente dans les dessins et sur les toiles. Elle n’est plus qu’un profil, tendu vers la mort.
Une tradition remontant à Hans Holbein
Après celle-ci, Hodler a trié son matériau. Il y avait en principe des p.a.v. sur les œuvres n’étant pas à vendre. Plusieurs ont cependant fini sur le marché, alors friand d’œuvres du maître. Ce dernier en a vendu dès 1915. Beaucoup ont abouti plus tard dans les musées, même si ceux-ci préféraient les vues du Léman avec de jolis nuages symétriques au-dessus de l’eau. Il s’agit en effet d’une peinture dure, qui possède des références historiques commençant en Suisse (comme l’indique le tome I du livre) avec le «Christ mort» de Hans Holbein (1521-1522). Un simple cadavre, que ce Jésus! Le «dernier portrait» restait par ailleurs une habitude solidement ancrée aux débuts du XXe siècle, comme l’a prouvé en 2002 à Paris le Musée d’Orsay avec une exposition portant ce titre. Dans les familles on conservait (et on montrait) la photo des morts. Pour certains enfants, il s’agissait parfois de la seule image conservée. Photographes et peintres s’étaient bousculés en 1885 autour du lit funèbre de Victor Hugo. Plusieurs artistes ont agi de même après la mort de Ferdinand Hodler en 1918. Le Jenisch montre ainsi la version avec cercueil de Cuno Amiet, qui s’était ainsi réconcilié au-delà du trépas avec un ancien ami.

L’ensemble réuni au Jenisch est magnifique. Il conjugue le talent de l’artiste, bien conscient de nous livrer quelque chose d’essentiel, et l’intelligence des commissaires. Plus le goût du décorateur, naturellement. Valentine se voit servie par quelques toiles essentielles, dont la plus belle me semble celle tout en largeur du Kunstmuseum de Soleure montrant la femme réduite à deux lignes parallèles surmontée par une tête sans vie. Il y a aussi les dessins, souvent furtifs mais parfois très aboutis. Le visiteur peut enfin consulter par biais électronique les carnets, demeurant par définition ce que Hodler a pu produire de plus intime. Valentine s’y retrouve sans cesse. Augustine Dupin, qui était pourtant la mère de son fils Hector, n’a pas laissé sur le papier autant de traces.

Jadis considéré comme secondaire en raison de la peur engendrée par une confrontation directe avec lâu-delà, le «Cycle de Valentine» fait aujourd’hui partie du Hodler touchant profondément le public. Moins que les paysages bien sûr, qu’aime à collectionner l’ex-conseiller fédéral Christoph Blocher. Moins que les grandes compositions symbolistes également, qui ont trouvé leur place dans le «grand art» des années 1900. Mais il est clair que le Hodler séduisant le moins de nos jours, par un jeu d’ascenseur habituel à l’histoire de la peinture, devient le chantre de l’histoire militaire helvétique. Celui des batailles de Sempach ou de Marignan. Je signale à ce propos qu’en 1991, Jura Brüschweiler (toujours lui) avait organisé pour la Fondation Gianadda de Martigny une grande rétrospective de ces vastes toiles, pleines de fureur et de sang. Peut-être faudrait-il aussi en proposer une nouvelle mouture. Il y aurait aussi là selon moi un travail de réévaluation à faire.
Pratique
«Ferdinand Hodler, Revoir Valentine», Musée Jenisch, 2, avenue de la Gare, Vevey, jusqu’au 21 mai. Tél. 021 925 35 20, site www.museejenisch.ch Ouvert du mardi au dimanche de 11h à 18h. Le livre, en deux volumes a paru dans un coffret aux Cahiers dessinés. Divers auteurs sous la direction d’Anne-Sophie Poirot et de Niklaus Manuel Güdel, 248 et 176 pages.

Valentine était-elle consentante à exposer sa maladie? La question, très actuelle, avait-t-elle même un sens en 1915? On aimait alors «le dernier portrait»…
Le mot est à la mode. Il revient en tout cas sans cesse dans les débats actuels. L’intéressé, qui est en général une intéressée, est-il ou non consentant(e)? Tout a commencé par le sexe, où la question se pose légitimement. Puis les choses ont dérivé, pour finir par déraper. Un bébé devrait donner son consentement avant de se voir langé. Et, s’il me semble logique qu’un mouton n’apprécie pas de se voir mangé, il devrait aussi montrer son accord (comment, je ne sais pas) avant de se voir tondu. Si, si! J’ai lu cela quelque part.
«Dans un monde qui a aboli les distances en tout, les hommes et les femmes des siècles passés se devraient de penser et d’agir comme nous.»
Ce qui est valable pour l’actualité devrait se voir étendu au passé. C’est ce que l’on appelle le «présentisme». Dans un monde qui a aboli les distances en tout, les hommes et les femmes des siècles passés auraient l’obligation de penser et d’agir comme nous. Les populations des cavernes auraient dû se soumettre au politiquement correct. Les chevaliers de Moyen Age se comporter comme des lecteurs de Simone de Beauvoir ou de Françoise Dolto. La question s’est bien évidemment posée pour savoir si Valentine Godé-Darel avait bien accepté de se voir peinte en train de clapser chaque jour par son amant Ferdinand Hodler. Elle participe du débat en vogue. Un texte sur les cimaises du Musée Jenisch fait d’ailleurs discrètement allusion à la chose.
Une femme déclassée
Il faut cependant remettre les faits dans leur contexte de 1914-1915. Valentine reste une femme privée de statut social clair. C’est une déclassée. Le peintre l’entretient et subvient à ses besoins matériels. A une époque sans assurances maladie, elle a de la chance que quelqu’un paie les factures médicales. Personne n’oblige l’artiste à lui rendre quotidiennement visite en prenant le train de Genève à Vevey. La petite Paulette, âgée alors de quelques mois, n’est pas une fille illégitime, mais une bâtarde dénuée de droits. Elle aura plus tard le bonheur de se voir élevée par Berthe Hodler, l’épouse légitime. Malheur à qui sort à l’époque du «droit chemin» conjugal!
«Aujourd’hui, il reste d’impossible d’exiger le consentement universel.»
Et puis, même aujourd’hui, il reste d’impossible d’exiger le consentement universel. Les enfants n’ont pas envie d’aller à l’école. Je n’apprécie pas de payer des impôts, et je ne suis pas le seul. Il y a en plus les obligations sociales. Quand je suis invité, la maîtresse de maison va m’obliger à manger ce qu’elle a cuisiné. Des choses que je n’aime pas toujours. Elle va insister. Je vais devoir céder non pas une, mais deux fois lorsqu’il s’agira de reprendre des mets détestés pour maintenir la relation amicale. Il y a ainsi des jours où j’ai ainsi l’impression de subir un véritable viol intestinal!
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Exposition à Vevey – Quand Hodler peignait Valentine mourante…
L’exposition du cycle avait fait sensation en 1976. Le Jenisch recommence aujourd’hui, avec un double catalogue. La présentation est remarquable.