
C’est une jolie petite exposition dans une jolie petite ville. Il ne fallait pas espérer de miracle. Vu sa taille, le Musée Jurassien ne pouvait guère accueillir la grande rétrospective que Charles L’Eplattenier (1874-1946) mériterait un jour. Non seulement le Neuchâtelois a énormément produit, mais il donnait volontiers dans le monumental. Faut-il du coup parler d’une peinture hodlérienne? D’une certaine manière, oui. Le livre d’accompagnement à l’exposition, dirigé par Marine Englert et Niklaus Manuel Güdel, se voit du reste placé sous les auspices de la «Collection Era hodleriana»… Une référence.

Pour Délémont, il fallait donc voir plus modeste, et surtout plus local. Le choix est tombé sur les pastels, en partant de ceux que l’artiste a exécutés en 1914-1915 sous le nom de «Poème du Doubs». Alors quadragénaire, L’Eplattenier est mobilisé aux frontières suisses. Il bénéficie cependant de permissions. C’est l’occasion pour lui d’observer la rivière serpentant au fond d’une vallée jurassienne. Un paysage qui le change des hauts plateaux des environs de La Chaux-de-Fonds. Il donne une centaine de pastels, de taille moyenne. Ils se verront exposés peu après dans cette ville ainsi qu’à Neuchâtel même, où le peintre est né. Ces œuvres sur papier sont aujourd’hui dispersées. Il s’agissait d’en réunir un certain nombre, en utilisant d’abord les collections publiques. L’exposition ajoute quelques feuilles antérieures, marquées par l’esprit Art nouveau (le magnifique «Temps de mars» de 1907), ou postérieures. Avec les ans, le trait se fait plus dur. Plus affirmé.

La manifestation se justifie par un côté historique. Le Musée Jurassien a ouvert ses portes en 1922. L’Eplattenier était présent dans l’accrochage inaugural avec vingt-six œuvres, dont dix-huit pastels. C’est pour les auteurs du catalogue le signe qu’il accordait une grande importance à ces derniers, qui pourraient sembler mineurs de prime abord. Il faut dire que ces peintures comblent chez lui une sorte de creux. L’homme a été auparavant la figure de proue du «Style sapin», version suisse de l’Art nouveau. Il a ainsi donné un modeste équivalent romand aux Wiener Werstätte, comme le rappellent une section du Musée des beaux-arts de La Chaux-de-Fonds et quelques objets acquis par le Musée d’Orsay. Il y a ainsi eu des meubles, des céramiques et même des maisons. L’Eplattenier avait conçu à cette époque son chef-d’œuvre monumental, le décor du crématoire de La Chaux-de-Fonds (1909-1912). Il donnerait presque l’envie de se faire incinérer là, bien au chaud.

En 1916, c’est donc proche du «Poème du Doubs», le peintre va changer d’orientation. L’heure n’est plus aux expérimentations. Il y aura la commande, très militaire, des fresques du château de Colombier, qui sert de caserne. L’Eplattenier y travaillera deux fois. Il est à noter que cette double campagne (un terme très stratégique) se déroulera pendant la Première, puis la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit là de grandes compositions patriotiques, exacerbant les schémas créés par Ferdinand Hodler. Cette partie de l’œuvre (tout comme en sculpture «La sentinelle des Rangiers» plusieurs fois mise à mal par les séparatistes jurassiens des années 1960) passe aujourd’hui mal. Elle ne répond plus à nos critères moraux et esthétiques. Elle se situe à l’opposé des avant-gardes, qui ont éprouvé beaucoup de peine à s’épanouir en terre romande. Cela semble du reste curieux. Pour répondre à la menace nazie, la «défense spirituelle» promue par la Confédération à la fin des années 1930 a utilisé le même genre d’art que la peinture hitlérienne… Cette partie de l’œuvre de l’Eplattenier, non sans grandeur, risque d’attendre longtemps sa pleine réhabilitation (1).

D’une manière plus générale, Charles L’Eplattenier, mort en 1946 d’une chute dans les côtes du Doubs, reste un des grands sous-estimés de l’art suisse du XXe siècle. Côté style sapin, il s’est vu éclipsé par son élève Le Corbusier. On a peu regardé chez nous ses extraordinaires paysages tout en largeur du Jura, qui plairaient sans doute aujourd’hui aux musées américains. Pour la suite, le public moderne a fui ses portraits académiques, aux lignes fortes, qui font ressembler ses figures féminines aux Sibylles de Michel-Ange. Les illustrations patriotiques, parfois délirantes, font davantage ricaner qu’autre chose. Le public a oublié qu’il est l’auteur du Musée de La Chaux-de-Fonds, très bien restauré il y a quelques années, tout comme les décors de Colombier du reste. Ses dessins au fusain, pourtant solidement charpentés, atteignent quelques centaines de francs à peine en vente publique, quand ils trouvent preneur. Il faut un très beau paysage des débuts pour que les amateurs se réveillent. L’un d’eux a ainsi décuplé son estimation récemment chez Genève Enchères.

Pourquoi pas Charles L’Eplattenier, alors que les pires productions de Giovanni Giacometti (et il y en a beaucoup!) comme les Cuno Amiet les plus routiniers continuent à se vendre des sommes astronomiques et ridicules à Zurich ou à Bâle? Mystère. Le marché ne connaît pas de logique autre que le coup de cœur et le coup de folie. Un retournement reste donc toujours possible. Il suffit de penser à Augusto Giacometti ou à Hans Emmenegger, montré en 2021 à l’Hermitage de Lausanne comme à Orsay. Il faut cependant pour cela effectuer un tri. Il y a bien trop chez L’Eplattenier comme c’est le cas pour d’autres artistes suisses. On retiendra bien sûr dans le lot final les actuels pastels. Leur présentation à Délémont tient bien la rampe. Elle séduit. La scénographie y contribue modestement, mais efficacement. A part un brun sobre, la couleur des murs ne pouvait se révéler que vert sapin!
(1) Le patriotisme des années 1940 a aussi bien touché Maurice Barraud, qui va donner aux Archives fédérales de Schwytz un Nicolas de Flüe géant, que l’abstrait Johannes Itten. Ce dernier va se lancer dans un monumental Guillaume Tell.
Pratique
«Charles L’Eplattenier, Les pastels», Musée Jurassien, 52, rue du 23-Juin, Délémont, jusqu’au 26 février. Tél. 032 422 80 77, site www.mjah.ch Ouvert du mardi au vendredi de 14h à 17h, les samedis et dimanches de 11h à 18h. Le livre, 192 pages, est sorti à Genève aux Editions Notari.

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Exposition à Délémont – Quand Charles L’Eplattenier peignait le long du Doubs
Les pastels de l’artiste, exécutés dans les années 1914-1915, se sont vus regroupés au Musée Jurassien. L’artiste neuchâtelois est à redécouvrir.