
Mais d’où vient la cassure? Le décrochage? Comment expliquer ce désamour féroce d’une partie du public, à l’encontre des médias?
Insultes, agressions, menaces de mort, l’hostilité va crescendo, au moment même où s’engage, en Suisse, un débat national sur l’aide à la presse.
La pandémie n’explique pas, à elle seule, ce déversement de haine. La votation du printemps prochain s’annonce à haut risque et il faudra trouver le ton juste pour convaincre les électeurs de l’importance de la presse dans une société qui se transforme en une impitoyable arène.
Au service des élites
Certes, les conflits entre le public et les médias ne datent pas d’hier et ces relations-là n’ont jamais été un long fleuve tranquille. Mais il y a un changement de ton dans les reproches, qu’il faut entendre et tenter de le comprendre.
Longtemps détestés par les pouvoirs en place, les médias sont soupçonnés aujourd’hui, par certains, d’en être le laquais. De s’être rangés du côté des élites. De servir les pouvoirs économiques. Voilà qui est nouveau. Curieux camouflet pour une profession censée «ne pas être pour ou contre mais porter le plume dans la plaie».
«Le résultat est sans appel: plus d’un tiers du public ne se retrouve plus dans les médias de la vieille école, qui ne portent plus leurs valeurs»
Ce sentiment est le terreau d’un rejet particulièrement fort chez les jeunes et les personnes à faibles revenus, dont on avait vu l’expression lors de la crise des gilets jaunes en France. Deux chercheurs britanniques de Reuters Institute, Nic Newman et Richard Fletcher, ont documenté le phénomène, en menant une enquête auprès de 18 000 personnes dans neuf pays, majoritairement européens. Le résultat est sans appel: plus d’un tiers du public ne se retrouve plus dans les médias de la vieille école, qui ne portent plus leurs valeurs. La crise sanitaire a sans doute exacerbé la tendance.
Toujours plus de menaces
Ce rejet s’accompagne, chez certains, d’un déchaînement de violence, également nouvelle, dans son ampleur. Même en Suisse.
Un internaute jurassien vient d’être condamné à 30 jours-amendes avec sursis, pour menace de mort à l’encontre d’une journaliste de Heidi.news. La rédaction, particulièrement pointue dans l’analyse de la pandémie, dit d’ailleurs avoir reçu ces derniers mois 182 insultes graves et menaces.
En juillet, c’est aux journalistes du Blick qu’on souhaitait une condamnation à mort, alors que le service public reçoit des colis suspects. Mais que se passe-t-il?
En France, un collectif de 39 rédactions s’est inquiété publiquement de ces menaces et a interpellé le gouvernement.
L’ère des vérités alternatives
La presse n’est certes qu’un maillon de cette défiance grandissante, qui touche l’ensemble des institutions. Comme on détestait autrefois les «politichiens», on menace aujourd’hui les «merdias». À l’ère des vérités alternatives, les faits ont moins d’importance que les opinions personnelles.
Ce climat délétère favorise, en politique, l’émergence de personnalités clivantes, dont Eric Zemmour est la vitrine flamboyante. Le paradoxe veut d’ailleurs que les médias, accusés d’avoir créé le phénomène, en soient aujourd’hui ses premières victimes. Il ne fait pas bon couvrir la non-campagne du non-candidat Zemmour, lorsque l’on est journaliste. Menaces, insultes, intimidations lors des manifestations. L’extrême droite n’a jamais été l’amie des médias.
«Le journalisme doit recoller aux besoins de son audience, toute son audience»
Les travers de la société numérique, qui permet la parole libérée sur les réseaux sociaux, expliquent sans doute cette flambée de violence, verbale pour l’instant. Tout cela est connu et demande à être régulé. Reste que les messages renvoyés par la société doivent être entendus.
Les rédactions sont d’ailleurs nombreuses aujourd’hui à faire leur «média-culpa» et à chercher à renouer le dialogue avec un public, qui les délaisse. Manque de terrain, trop-plein de «journalisme de commentaire», perte d’indépendance. Le journalisme doit recoller aux besoins de son audience, toute son audience. Et pour cela, il a besoin de soutien.
La campagne pour la votation de février prochain, sur l’aide aux médias, sera l’occasion de le dire.
Romaine Jean est consultante en communication et médias, présidente de l’UPF-Suisse.
Vous avez trouvé une erreur?Merci de nous la signaler.
Dans l’œil des médias – Public et médias: la cassure
Insultes, agressions, menaces de mort… L’hostilité envers les journalistes s’intensifie aussi en Suisse, au moment même où s’engage un débat national sur l’aide à la presse.