Regard obliquePour soigner nos peurs: technologie ou eschatologie?
Peu avant la fin du siècle dernier, Georges Duby (1919-1996), grand spécialiste du Moyen Âge, a proposé une comparaison des peurs, mais aussi de leurs prises en charge.
Il n’y a pas si longtemps encore la sérénité voire l’euphorie prévalait dans le monde occidental. Aujourd’hui, le paysage mental de l’Occident est tout autre: la confiance dans le binôme marché et démocratie aux dimensions du monde s’amenuise, l’appréhension du lendemain progresse et met en lumière les vulnérabilités de nos sociétés.
Peu avant la fin du siècle dernier, Georges Duby (1919-1996), grand spécialiste du Moyen Âge, a proposé une comparaison des peurs, mais aussi de leurs prises en charge, de l’an mil avec celles de la fin du IIe millénaire.
En l’an mil, la peur de la misère occupe, selon Duby, la première place, avec comme cause principale la mauvaise récolte. L’auteur insiste, ce n’est pas la pauvreté qui fait peur alors, mais la misère qui rime avec famine. La peur ne porte pas sur la marginalisation personnelle, comme souvent aujourd’hui, mais il s’agit bien d’une peur collective. En effet, dans la communauté, aussi bien familiale que villageoise, il y avait de la place pour chacun. Si la misère frappait, elle frappait donc tout le monde au même titre du fait de la solidarité. En d’autres termes, les inégalités s’effaçaient à l’époque devant le caractère vital du besoin et les seigneurs jouaient le jeu en ouvrant leurs greniers.
«Nos mécanismes de solidarité sont moins inclusifs et donc l’angoisse de décrochage est plus personnelle qu’il y a mille ans.»
Aujourd’hui, nous avons peur d’un fléchissement conjoncturel avec à la clé la perte de quelques points de PIB. Un tel choc frappe en premier les plus fragiles qui risquent ainsi la marginalisation; certes, pas la faim et l’indigence, mais la perte de leur dignité et de leur place dans la société. C’est à cette aune que nous scrutons les prix, la disponibilité énergétique et la valse des cours de matières premières et de denrées agricoles. Nos mécanismes de solidarité sont moins inclusifs et donc l’angoisse de décrochage est plus personnelle qu’il y a mille ans.
Duby aborde ensuite la «peur de l’autre», essentiellement la peur de l’invasion. L’Europe occidentale de l’an mil en fait l’expérience. La crainte de l’autre avait aussi une dimension religieuse, celle de la confrontation avec les «incroyants». Dans nos sociétés, la crainte de l’autre est aussi bien présente. Elle nourrit les populismes et le verrouillage des frontières. Et même si la religiosité est en chute libre, la peur de l’autre garde une dimension culturelle forte.
«Dans nos sociétés, la crainte de l’autre est bien présente. Elle nourrit les populismes et le verrouillage des frontières.»
Dans l’ordre des peurs de l’an mil, celle de l’épidémie vient ensuite. Les maladies incomprises se propagent vite, font des ravages et s’éloignent pour revenir – pour certaines – quelques années plus tard. Cette situation rappelle à tout un chacun la fragilité de l’existence et banalise la mort. Aujourd’hui, après les vagues du coronavirus, nous avons pris – bien à contrecœur – une piqûre de rappel de modestie et d’humilité quant aux limites de la médecine.
Au terme de cette comparaison, deux différences sont à relever. La première concerne la peur du changement climatique qui, en peu de temps, est devenue une préoccupation majeure des populations et des gouvernements. Il y a mille ans, la lecture des catastrophes naturelles se faisait en termes de punition divine, ce qui leur donnait une portée eschatologique.
La deuxième différence tient au fait que le christianisme et son eschatologie – la perspective du jugement dernier et de la vie après la mort – étaient le principe unificateur de la société et lui donnait les ressources de résilience, l’énergie et l’inventivité, pour combattre et surmonter en dernière analyse toutes les peurs.
Aujourd’hui, l’innovation technologique est l’unique porteuse de toutes promesses des lendemains qui chantent. L’avenir nous dira si elle suffit pour mobiliser et nous donner le courage nécessaire. Quant à la transcendance, elle a perdu sa place dans notre mentalité collective. Est-ce définitif? L’histoire est riche en retournements.

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