
C’est l’autre femme, ou plus exactement la première. Eva Aeppli avait épousé Jean Tinguely en 1951. Un mariage aussi peu bourgeois que possible. Parti pour Paris, le couple alémanique s’était installé impasse Ronsin, là où vivaient tous les artistes les plus désargentés. Une belle exposition du Museum Tinguely de Bâle a récemment montré la vie de ces ateliers, de leur création à la destruction finale en dépit des protestations. Je vous ai raconté tout ça. Eva a quitté Jean, dont elle avait eu une fille, en 1960. Mais elle ne voulait pas le laisser seul. Elle l’a donc littéralement jeté dans les bras de son amie Niki de Saint Phalle. Le trio devait par la suite conserver les meilleurs rapports. L’amour et l’amitié constituent des domaines très différents.
Une femme fragile
Née en 1925 à Zofingue, une ravissante bourgade argovienne où il ne se passe jamais rien, Eva était la fille d’un théosophe militant, comme le rappelle aujourd’hui la première grande rétrospective française de l’artiste, organisée par Pompidou Metz. D’où une éducation à l’école Rudolf Steiner de Bâle, la ville située à côté de Dornach. La Mecque de ce qui forme tout de même une secte. Elle a donc vu la guerre de près, la cité rhénane touchant l’Allemagne hitlérienne. Cette proximité a marqué une adolescente fragile, la fragilité ne constituant pas une qualité comme on tente de nous le faire croire aujourd’hui. Eva se retrouve de plus à 20 ans mère d’un petit garçon, qui viendra plus tard le célèbre tatoueur Felix Leu. D’où une première union de convenance, suivie d’une dépression, d’une tentative de suicide et d’un internement. C’est là, à Nyon, que la femme commence à dessiner. Mais elle détruit tout de suite ses œuvres. Une pratique qui ne la quittera guère. Celles que l’on peut voir aujourd’hui, notamment à Metz, deviennent du coup des survivantes.

La suite, c’est donc la rencontre de Jeannot le chaud lapin et de ses amis bohèmes, dont le dernier témoin reste Daniel Spoerri. Puis l’épanouissement à Paris, où Eva crée sans se rallier à aucun mouvement. Elle n’appartient guère aux «Nouveaux réalistes» selon Pierre Restany. La débutante fait au départ du dessin et de la peinture, avec toujours la même figure centrale triste. Elle pourrait tenir de l’autoportrait même si Eva ne possédait pas aussi un côté solaire. Cette image de femme dévastée va ensuite devenir tridimensionnelle. Nous sommes désormais dans le monde d’une sculptrice. Mais attention! Il s’agit d’une statuaire molle, bien dans l’air du temps. Elle aurait pu figurer dans la légendaire exposition «Quand les attitudes deviennent formes» proposée par Harald Szeemann à la Kunsthalle de Berne en 1969 si la femme n’avait pas été aussi figurative. Les actuels commissaires de «Le musée sentimental d’Eva Aeppli» à Metz rapprochent du reste la Suissesse de Louise Bourgeois, d’Annette Messager ou de Meret Oppenheim. Notamment. L’éventail des comparaisons artistiques se révèle en effet bien plus large. J’y reviendrai. Pour le moment je me contenterai de parler d’une dimension textile commune. Les têtes en forme de masques d’Eva se voient prolongée par une robe noire, du genre Édith Piaf.
Une retraite précoce
Eva travaille seule. Avec elle, pas de collaborations, comme il en a existé plus tard entre Jean Tinguely et Niki de Saint Phalle. C’est très tardivement, alors qu’Eva était depuis longtemps remariée, que le couple se reformera pour les pièces communes clôturant la présente rétrospective. Elles se situent juste avant l’arrêt définitif. En 1993-1994, la femme donne ses dernières œuvres, alors qu’elle est sexagénaire. En 2004, elle met un trait final à ses grands «Livres de vie», où l’artiste colle ce qui la touche dans son existence intime. Photos. Articles. Lettres. Dessins. Témoignages. Elle tient pourtant comme à la prunelle de ses yeux à ces épais volumes, confiés à Metz par le Kunstmuseum du Soleure. C’est ensuite le silence. Eva meurt oubliée, bien après Jean et Niki, en 2015 dans à Honfleur. Une nouvelle volonté d’anéantissement, sans doute.

Nouvelle directrice de Pompidou Metz, Chiara Parisi a décidé de rendre hommage à cette relative méconnue. Aidée par Anne Horvath, elle a monté une vaste manifestation occupant tout un plateau du bâtiment, qui reste par ailleurs un geste architectural aberrant (1). Ce grand rectangle leur a permis de concevoir un parcours où Eva Aeppli se retrouve toujours placée en regard de ses contemporain(e)s. Une majorité de femmes, mais pas seulement. C’est une excellente idée que de mettre face à face «La table», version contemporaine et laïque de «La Cène», et celle où Andy Warhol se situe dans le sillage de Léonard de Vinci. L’immense installation «Les spectres des couturières» d’Annette Messager prend parallèlement son sens près du groupe des quarante-huit femmes qu’Eva a modelées entre 1969 et 1970. Un prêt du Moderna Museet de Stockholm où se trouve un très important ensemble d’œuvres de l’artiste, parfois via Niki de Saint Phalle. L’association entre Eva et Emma Kunz (dont je vous ai récemment parlé à l’occasion d’une exposition à Aarau) pourrait en revanche surprendre. C’est oublier qu’Eva, qui connaissait bien Emma depuis son enfance, a toujours été férue d’astrologie.
Niveau national
Tout se tient donc dans cet ensemble bien conçu, bien réalisé et adroitement mis en scène. Comme avec l’exposition «Mimèsis», dont je vais vous parler plus loin, le public national peut découvrir à quel point Pompidou Metz forme un lieu majeur. Depuis le temps de Laurent Le Bon, ses présentations se révèlent aussi bonnes que celle de Beaubourg dans la capitale. Plus audacieuses souvent. Il existe moins ici ce que j’appellerais «le souci de l’audimat». Avec les conséquences que cela suppose, bien sûr! L’endroit cherche un peu son public, souvent essentiellement composé de «scolaires». La direction ne va pas dans le sens de la facilité… Et les amateurs restent assez moutonniers. Les Parisiens quittent rarement leur pré carré. Paris-Metz en TGV, c’est pourtant une heure et demie de trajet, alors qu’il en fallait avant 2010 cinq en TER!
(1) Shigeru Ban, aidé par Jean de Gastines, a conçu un hall de vingt-quatre mètres de haut où l’on pète de froid même en été. Il y a par ailleurs beaucoup d’espaces perdus, alors que les escaliers restent bien étroits…
P.S. Je m’étonne un peu que l’exposition ne soit pas reprise par le Museum Tinguley de Bâle ou au moins l’Espace Jean Tinguely-Niki de Saint Phalle de Fribourg.
Pratique
«Le musée sentimental d’Eva Aeppli», Centre Pompidou Metz, 1, parvis des Droits-de-l’Homme, Metz, jusqu’au 14 novembre. Tél. 00333 87 15 39 39, site www.centrepompidou-metz.fr Ouvert tous les jours, sauf mardi, de 10h à 18h. Jusqu’à 19h du vendredi au dimanche.

Avec «Mimèsis» Pompidou-Metz raconte le design moderne et contemporain lié aux formes botaniques et minérales
On oublie trop souvent que le design fait partie du camp d’action de Beaubourg. Il faut dire que le Centre parisien accomplit peu de choses pour le rappeler. Ses collections en ce domaine bourgeonnent sans apporter de réels fruits. C’est à croire que Pompidou achète uniquement pour ses réserves. Il faut dire que le grand musée a tendance à thésauriser. A terroriser aussi du coup. Mais pourquoi donc tout cela?
Eloge du vivant
Son antenne de Metz, qui ne possède donc pas de collections personnelles (à l’instar du Louvre de Lens, du reste), vient heureusement de se servir dans ce prodigieux garde-manger. Il en est ressorti l’exposition «Mimèsis». Elle occupe tout un plateau. Celui de l’étage au-dessus d’Eva Aeppli. Il s’agit d’un plaidoyer pour un «design vivant». Entendez par là autre chose que celui mis en avant par le modernisme des années 1920-1930, fait de formes géométriques et de tubulaires. Il s’agit d’étudier ici les liens que le genre conserve avec la nature, ou plutôt les formes de cette dernière. Le parcours commence après la Première Guerre mondiale pour se terminer aujourd’hui. La faune et la botanique ont certes influencé plus tôt le mobilier. Mais les chaises Louis XV relèvent du Louvre et les entrelacs Art nouveau à Orsay. A chacun son domaine, ou plutôt sa période!

Sous le concept aristotélicien de «Mimèsis» se voient aujourd’hui présentés des chaises et des tables. Des bureaux et des chaises longues. Il y a aussi, dans cet espace divisé en cellules, quelques objets indéterminés comme le «Grotto II» de Michael Hansmeyer ouvrant le parcours. Une véritable sculpture qui pourrait faire penser aux forêts d’Éva Jospin s’il ne s’agissait pas d’une gigantesque impression 3D. A Metz, le monde artisanal rencontre en effet la technologie. La forme suggérée compte davantage que sa matérialisation sous une forme physique. Nous sommes dans le végétal, le minéral ou l’animal, quels qu’ils soient. D’où la présentation en parallèle d’icônes du design comme la «Diamond Chair» de Harry Bertoia (1952) ou la «Ribbon Chair» de Pierre Paulin (1966) et de nouveautés. Un «focus» se voit ainsi mis sur Erwan et Ronan Bouroullec. Les «Rêveries urbaines» des deux frères, gigantesques maquettes prônant une cité ensauvagée, occupent un immense espace situé à mi-parcours. Un autre dossier, plus historique, concerne Serge Mouille. Le spécialiste des éclairages. Ses archives ont abouti au Centre Pompidou, qui n’en avait à ma connaissance jamais rien tiré.

Là aussi, la présentation messine (de Metz donc) fait merveille. Marie-Ange Brayer et Olivier Zeitoun ont su mettre de l’ordre dans un sujet au propre comme au figuré en floraison. La présentation reste aérée. Il fallait bien cela, vu la présence de quelques «monstres» du design tenant davantage de l’installation contemporaine que du mobilier. Certaines «tartes à la crème» ont été évitées, comme les créations des époux Lalanne, aujourd’hui si à la mode. Il y a constamment des partis pris, dont la mise en évidence de la production nordique. Bref, on sent une réelle personnalité dans les choix. Une bonne chose à mon avis. Une exposition doit constituer une position. Et pas uniquement assise ou debout!
Pratique
«Mimèsis, Un design vivant», Centre Pompidou Metz, 1, parvis des Droits-de-l’Homme, Metz, jusqu’au 6 février. Tél. 00333 87 15 39 39, site www.centrepompidou-metz.fr Ouvert tous les jours, sauf mardi, de 10h à 18h. Jusqu’à 19h du vendredi au dimanche.
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Expositions à Metz – Pompidou Metz honore la Suissesse Eva Aeppli
Morte en 2015, la première Madame Jean Tinguely a créé d’étonnantes sculptures molles faites de textiles. Elles se voient ici mises en contexte.