
C’est fou. C’est flou. La réalité nous échappe, pour autant qu’elle existe. «On n’y voit rien» était du reste le titre donné par le regretté Daniel Arasse en 2000 à l’un de ses savoureux essais sur l’histoire de l’art. Seulement voilà! Si vous faites trop la netteté avec votre objectif sur les choses, celles-ci deviennent irréelles et plates. Immobiles, en plus! Il faut en photo une part d’indéterminé, donnant l’idée d’une durée comme de profondeur de vision. «La forme et l’informe constituent bien les deux pôles d’attraction du flou», explique aujourd’hui Pauline Martin au début d’une de ces phrases à tiroirs dont elle a le secret. La Lausannoise se retrouve en effet aujourd’hui derrière la nouvelle exposition de Photo Elysée. «Flou, Une histoire photographique». Le visiteur va s’y retrouver baladé entre le temps qui passe et une foule d’intentions de départ que la commissaire va tenter de démêler. Le «flou ambivalent du XIXe siècle» n’est pas davantage «le flou pictorialiste» ayant suivi que celui des avant-gardes du XXe siècle à partir de 1920…
«La forme et l’informe constituent bien les deux pôles d’attraction du flou.»
Tout commence très vite à l’apparition du médium photographique en 1839. Il s’agit alors de capter aussi fidèlement que possible la réalité présente. La chose prend des heures, puis des minutes et enfin des secondes. Les objets de la nature morte supportent du coup mieux la pose que les êtres vivants. Il existe de forts risques de «bougés», surtout s’il s’agit d’obtenir un portrait de groupe. Pensez au tour de force que consistait vers 1860 le fait de photographier dans la rue (comme on le voit à Photo Elysée) un éléphant sur un tabouret! La netteté va devenir une obsession, alors même que la peinture, au moins depuis Le Corrège dans la première moitié du XVIe siècle, cultivait l’adoucissement des formes, infiniment flatteur. Les amateurs avaient appris à aimer le moelleux et le fondu, obtenus avec une brosse spéciale gommant les coups de pinceau.

Il a donc fallu professionnaliser le 8e art avant que le flou devienne autre chose qu’un accident technique. L’idée du mot «art» pour qualifier la photo se voyait cependant encore contestée. D’où le mouvement pictorialiste, lancé afin de rivaliser par toutes sortes d’artifices, essentiellement obtenus au tirage, avec la grande peinture. Il a culminé vers 1900 pour ne vraiment s’éteindre que vers 1940. Entre-temps, les avant-gardes elles-mêmes, chez qui tout devait être net (et donc moderne) au départ, se sont peu à peu mises au flou expressif. Je citerai à ce propos le portrait à double exposition de la marquise Casati par Man Ray, présent avec un énorme tirage dans l’exposition vaudoise…

Il fallait trouver un moyen terme entre une image évanescente jusqu’à l’incompréhensible et un piqué si net qu’il en devenait intolérable pour le spectateur. Ce sera selon Pauline Martin «le flou commercial». Celui qui fait plaisir aux gens posant dans des studios comme ceux d’Harcourt à Paris. Ce n’est visiblement pas la tasse de thé de la commissaire. N’empêche qu’il en est ressorti l’idée, longtemps exploitée par le cinéma où il s’agissait de magnifier les stars, de se contenter d’un ou deux points nets. Ils se situaient au milieu d’une image rendue diffuse par le biais de subtils éclairages. Ce point de vue correspond un peu à notre vision, par définition sélective. C’est du reste avec les mots «l’œil voit toujours flou, du moins partiellement», que Pauline Martin commence son texte d’ouverture du catalogue!

Au «flou de la modernité» et au «flou subjectif» mettant en vedette l’auteur, succède comme de juste à Plateforme10 «le flou contemporain». Une notion plus difficile à appréhender à l’heure où ce n’est plus la photo qui s’inspire de la peinture, mais le contraire. D’où la présence, dans une exposition ayant déjà compris un certain nombre de tableaux, d’œuvres de Philippe Cognée ou de Gerhard Richter. Nous en arrivons au point où les médias se mélangent. Il y a fusion, même si l’huile ou l’acrylique reviennent aujourd’hui en force. Les formats disent bien l’accroissement des ambitions du 8e art. A quelques exceptions près, les clichés grandissent à mesure que le public de Photo Elysée avance dans le temps. Il s’agit en 2023 de faire énorme afin de répondre aux attentes des galeristes, et surtout de leurs clients. C’est encore mieux avec un caisson lumineux. Avec son «Apocalypse-Post Fire&Fury» de 2022, la Suissesse Catherine Leutenegger peut du coup prétendre se confronter avec une toile abstraite (ruineuse) de Mark Rothko.

Il y a longtemps que Pauline Martin, commissaire à l’Elysée depuis 2010 après avoir commencé dans d’autres musées sa carrière de bonne élève, travaille sur le sujet. Un peu trop peut-être, d’où la volonté actuelle de tout dire. La femme à qui l’on doit ici des présentations comme celles de «ReGénération4» en 2020 (j’avais détesté) ou «La beauté des lignes» en 2018 (j’ai aimé), a du reste soutenu sa thèse sur ce thème en novembre 2021. Préparé sous la direction d’Olivier Lugon, son doctorat s’intitule ainsi: «Le flou et la photographie, Histoire d’une rencontre et de ses enjeux face au réel». Voilà qui est trapu! L’exposition en constitue donc d’une certaine manière l’illustration. Comme pour le permis de conduire, la théorie aura précédé la pratique.

Est-ce réussi pour autant? Dans l’ensemble oui, surtout si l’on pense à la monstrueuse exposition d’ouverture de Photo Elysée sur le train. D’abord, il y a moins de choses. Je me suis laissé dire qu’au départ Pauline Martin avait sélectionné des centaines d’images, dont la plupart seraient à emprunter à l’extérieur. Il a fallu réduire la voilure, tant en amont qu’en aval. Je soupçonne en effet Nathalie Herschdorfer, nouvelle directrice de l’institution lausannoise, d’avoir suggéré l’élagage du contenu des murs. Il en reste tout de même trop, d’autant plus que le public doit subir la sempiternelle documentation livresque dans des vitrines. Je comprends qu’il ait semblé nécessaire de placer à côté des chefs-d’œuvre, aussi bien prêtés par Orsay que par le Victoria & Albert de Londres ou la Fondation Ory-Auer d’Hermance, des images moins connues. Le flou constitue une tendance récurrente et large. Mais il n’aurait fallu aux cimaises que des pièces entrant clairement dans le sujet. Or j’ai parfois eu, en simple amateur, l’impression que le propos bourgeonnant s’égarait un peu. D’où un flou, mais conceptuel cette fois.

Telle qu’elle se présente, l’exposition actuelle débouche néanmoins sur une réussite de niveau non seulement suisse, mais européen. Il y a l’originalité du thème, peu abordé jusqu’ici d’une manière aussi générale (et généreuse). Les murs sont truffés de pièces extraordinaires, dont l’obtention a dû demander de féroces négociations. La chose permet aux visiteurs de se confronter avec des originaux, et non pas comme souvent des reproductions aplatissant les œuvres. Il y a enfin le décor. Il séduit, même si l’entrée par l’escalier à Photo Elysée demeure un ratage monumental à tous les sens du terme. Au fur et à mesure que le public avance, il passe ainsi du noir au blanc avec un dégradé d’anthracites, de gris, puis de crèmes. L’accrochage se révèle agréable, sans abus de textes, que le visiteur peut scanner dans d’autres langues. Il y a aussi des tableaux et un petit peu de cinéma, sélectionnés de manière légèrement académique. Il faut dire que «Flou, Une histoire photographique» donne une impression générale de sérieux. On ne rigole pas…
Pratique
«Flou, Une histoire photographique», Photo Elysée, 17, place de la Gare, Lausanne, jusqu’au 21 mai. Tél. 0921 318 44 00, site www.elysee.ch Ouvert tous les jours, sauf mardi, de 10h à 18h. Le jeudi jusqu’à 20h.


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Exposition à Lausanne – Photo Elysée voit flou. Une histoire du 8e art!
Volontaire ou non, le flou a joué un énorme rôle dans l’image argentique dès 1840. Le musée vaudois se penche sur le sujet avec Pauline Martin.