
Elle semblait oubliée par le féminisme ambiant. Alors que le Centre Pompidou avait trouvé l’an dernier des centaines de peintresses pour «Elles font l’abstraction», Rosa Bonheur (1822-1899) restait sur le carreau. Je veux bien qu’il n’y ait pas plus figurative, mais tout de même! Ses grands tableaux d’animaux, qui avaient fait vibrer le XIXe siècle, méritaient un coup de chapeau. Sans compter que Rosa a pu, avec un permis spécial, s’habiller en homme pendant le plus clair de sa carrière. Une trajectoire accomplie en compagnie de la frêle Nathalie Micas, ce qui en faisait plus ou moins clairement (on voit ce qu’on veut) un couple de lesbiennes.
Adorée des Américains
Ce n’était que partie remise. Rosa se voit honorée depuis le 18 juin au Musée des beaux-arts de Bordeaux, où elle est née dans une famille d’artistes le 16 mars 1822. Conçue par une équipe pilotée par Sophie Barthélémy, Sandra Buratti-Hasan et Leila Jarbouai, la rétrospective ira ensuite à Orsay, qui montre de Rosa en permanence le vaste «Le Labourage nivernais» avec une charrue à l’ancienne tirée par des bœufs aux naseaux fumants. Elle comprendra ici 200 œuvres, venant notamment des Etats-Unis. C’est en Amérique, continent selon elle plus ouvert aux femmes indépendantes, que l’artiste a en effet connu ses plus gros succès. Cornelius Vanderbilt a acquis dès 1887 son immense «Marché aux chevaux» pour l’offrir au tout jeune Metropolitan Museum of Art. Payée 55 000 dollars or (une somme alors faramineuse), cette toile hyperréaliste est vite devenue une icône. Rosa n’a certes jamais traversé l’Atlantique comme Sarah Bernhardt, mais elle y était aussi connue que la baleine blanche de «Moby Dick». Cette réputation lui a valu l’amitié de Buffalo Bill, quand il vint avec son cirque à Paris en 1889. Il la visita alors souvent, elle et le véritable zoo qu’elle avait installé dans sa propriété de By, tout près de Fontainebleau.

En attendant la version parisienne de l’exposition, plus complète, vous pouvez toujours lire l’énorme «Souvenirs de ma vie», que ressort aujourd’hui Phébus. Il s’agit d’un ouvrage assez étrange. Anna Klumpke (1856-1942) était venue de San Francisco brosser le portrait de Rosa. Une Rosa déprimée par la mort de Nathalie Micas. Par un jeu tenant de la manipulation, l’artiste avait prolongé à l’infini les séances de pose, trop courtes ou remises à un autre jour. Le temps passant, la septuagénaire a proposé à sa nouvelle amie de rédiger ses mémoires. Elle s’est longuement racontée. Las! Elle est décédée à l’improviste le 25 mai 1899. Toujours active. Elle travaillait depuis trente ans à l’immense «La Foulaison en Camargue», qui devait enfin figurer à l’Exposition universelle de Paris 1900. Il est permis de penser au «Chef-d’œuvre inconnu» de Balzac, sans cesse recommencé. Anna Klumpke s’est donc retrouvée avec des bouts d’histoires.

Comment faire? L’Américaine a complété ces fragments par la correspondance découverte en tant qu’héritière de Rosa et grâce à des témoignages. Sorti en 1908, soit neuf ans après la mort de son héroïne, l’ouvrage propose donc un double «je», selon les chapitres. Il y a celui de Rosa, bien sûr, mais aussi celui d’Anna, qui raconte la manière dont les deux femmes sont entrées en rapport, puis leur exigeante amitié. C’est complexe, mais honnête et finalement très vivant. Très discret aussi. Très pudique. Le portrait non plus peint mais écrit du modèle se veut flatteur. Un peu lisse. Il s’agit de maintenir vivante la mémoire de la première femme artiste décorée de la Légion d’honneur. «Pour moi, l’art n’a pas de sexe», avait dit l’impératrice Eugénie en la lui remettant. C’était en 1860. Il aura donc fallu beaucoup de temps avant que d’autres s’en rendent compte…
Pratique
«Souvenirs de ma vie» de Rosa Bonheur et Anna Plumpke, aux Editions Phébus, 486 pages.
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Livre – Phébus réédite les «Souvenirs» de Rosa Bonheur
La France honore la peintresse animalière, née en 1822. Au soir de sa vie, cette femme habillée en homme s’est racontée à Anna Klumpke.