
C’est un ovni. «U-Turn» ne tombe pas pour autant du ciel. Ce livre résolument terrien termine une trilogie entreprise avec «Champs» en 2018. Tout sera finalement allé très vite, alors que les photographes publient en général peu, et surtout très lentement. On ne peut pas dire non plus que Patrick Gilliéron Lopreno travaille dans la facilité. L’homme demande autant à ses lecteurs qu’à lui-même. L’actuel «U-Turn» synthétise ainsi «dix ans d’images autour de l’enfermement, de la solitude et de la spiritualité», comme il le dit dans sa postface. Avant le triptyque, que complète son «Eloge de l’invisible», il y a en effet eu «Monastères» ou «Puzzle carcéral». Autant dire que le sujet s’épure au fil du temps, en devenant à la fois plus général et plus abstrait.
«Pour la première fois, j’ai conçu ce projet comme on écrirait un synopsis pour un film de fiction, alors qu’il n’y a aucune mise en scène de ma part.»
Je vous ai plusieurs fois parlé du travail de Patrick, qui se situe très en marge du 8e art tel qu’il se voit généralement pratiqué dans notre pays. Ce n’est pas que l’artiste (car il en est bien un) quitte nos régions pour des ailleurs. Bien au contraire! «La Suisse constitue le territoire de prédilection de mes prises de vues». Mais l’approche ne se veut ni touristique, ni sociale, ni journalistique, ni esthétique. Il s’agit avec lui d’aller au-delà des apparences, en gommant les caractéristiques du lieu. «Je m’efforce toujours d’effacer toute géographie pour se rester que dans la pure suggestion.» Le but n’est pas que le spectateur attentif reconnaisse tel ou tel endroit. Il faut au contraire que ce dernier transcende l’aspect superficiel des choses pour entrer dans un propos intellectuel cohérent et médité. Avec «U-Turn», réalisé très rapidement, Patrick Gilliéron Lopreno donne un pamphlet (un pamphlet va normalement vite) visuel «contre la catastrophe annoncée».

Cet album ne s’est pas construit comme les autres. Il reste bien sûr le noir et blanc, qui passe ici au fil des pages du plus sombre au plus clair. L’auteur n’allait pas renoncer si près du but à l’argentique. Mais à l’opposé que ce qu’il faisait jusque lé, il ne comptait pas partir inlassablement à la recherche d’images inconnues qui viendraient s’intégrer à l’ensemble futur. «Pour la première fois, j’ai conçu ce projet comme on écrirait un synopsis pour un film de fiction, alors qu’il n’y a aucune mise en scène de ma part.» Tout était simplement pré-vu. Il suffisait par conséquent de revenir au bon moment sur les lieux. «Lors de mes déplacements, j’ai consigné dans un carnet de notes mes impressions et la géolocalisation.» D’où les trois mois effectifs dont j’ai parlé au début. Ils constituent en fait la durée nécessaire pour une matérialisation d’images déjà en tête.
«Je m’efforce toujours d’effacer toute géographie pour se rester que dans la pure suggestion.»
Il fallait bien sûr un texte, fort, dru et concis. Patrick l’a demandé pour la troisième fois (ce qui soulignait par ailleurs la continuité de l’entreprise) à Slobodan Despot, l’écrivain serbe aujourd’hui installé en Valais. «Il m’a offert dix pages très denses. Elles me convenaient parfaitement par leur puissance poétique. Je voulais que le livre «U-Turn», radical par sa mise en pages, reste en revanche classique pour ce qui en est des mots et des images.» Slobodan apportait par ailleurs un substrat religieux, ou du moins spirituel, qui venait donner un sens supplémentaire à l’ouvrage. «J’ai vu en collaborant avec lui, qui a œuvré si longtemps à Lausanne pour les éditions fondées par Vladimir Dimitriević, un rattachement à la pensée de l’Age d’Homme.» Il semble aussi permis d’y voir un manifeste. «Nous sommes entre Ouest et Est, en dépit de tout ce qui se passe aujourd’hui là-bas.»

Restait la forme. L’enveloppe. Ou plus précisément la maquette. Là, l’équipe pouvait sembler rodée depuis cinq ans. «Je savais que le graphisme serait de Chris Gautschi et que toutes les images se verraient traitées en photolithographie par Patrick Schranz.» Ce dernier allait utiliser la quadrichromie afin d’aboutir à des noirs plus profonds et des blancs plus crémeux. «D’où l’extrême importance de l’impression, qui devait respecter toutes les nuances voulues.» Elle a été confiée, pour ce qui donne (ce qui devient rare!) un pur produit suisse, à la maison Courvoiser-Gassmann de Bienne. «Nous formons à force de collaborer une équipe soudée. Les gens comprennent d’office ce que désirent les autres. Et cela même quand ils ne sont pas proches physiquement.»

Un dernier mot. Ce beau livre, qui se veut également un bel objet, a vu son tirage fortement limité par rapport aux deux premiers volumes de la série. «Il n’y a en tout que 200 exemplaires, numérotés. C’est la limite de la rentabilité, bien sûr, mais nous avons bénéficié d’une aide financière de la Fondation Jan Michalski.» Un autre petit vent d’Est, même si cette dernière a depuis longtemps ses racines solidement plantées dans le canton de Vaud. Un gage de qualité aussi. Contrairement à d’autres entités, qui font selon moi un peu du social, la Fondation n’attache son nom qu’à des gens et des idées en qui elle croit.
Pratique
«U-Turn», de Patrick Gilliéron Lopreno, texte de Slobodan Despot, aux Editions Till Schaap. 96 pages.
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Livre photographique – Patrick Gilliéron Lopreno donne «U-Turn»
L’album complète un triptyque. Il s’agit d’un pamphlet contre la catastrophe annoncée. Le tirage a été limité à 200 exemplaires.