
Il fallait tenter. Il fallait oser. L’art de bâtir se prête mal aux expositions. A Paris, il existe en plus pour cela une Cité de l’architecture et du patrimoine au Palais de Chaillot. En collaboration avec le Museu Nacional de Catalunya, Orsay s’est pourtant risqué à montrer Antoni Gaudi. Une gageure. L’entreprise prendra davantage de sens au retour dans la cité catalane, où la Sagrada Familia reste en construction un siècle (ou presque) après la mort accidentelle de Gaudi en 1926. L’architecte se retrouvera ici dans son milieu naturel. Ses maisons. Ses églises. Gaudi, c’est Barcelone comme Le Bernin peut incarner Rome et le baron Haussmann la capitale française.
Le petit bout de la lorgnette
A Paris, il ne reste en effet possible d’évoquer le constructeur catalan que par des plans, des maquettes, des photos, des meubles ou des objets. Impossible de regarder hors de Barcelone un tel architecte autrement que par le petit bout de la lorgnette. D’où une inévitable frustration. Les commissaires Isabelle Morin Loutrel et Elise Dubreuil, qui ont œuvré sous la houlette de Juan José Lahuerta, s’en tirent malgré tout honorablement. Elles ont obtenu il est vrai des prêts intéressants, du moins pour qui connaît Gaudi. Fluide, leur parcours les intègre à un parcours retraçant toute une vie, et même ce qui vient après. Il est aussi bien question ici de l’élévation posthume de la Sagrada Familia que de l’Attraction Hotel de New York, imaginé au début des années 1950 par son disciple Ignasi Brugueras. Ce dernier n’a finalement jamais été construit. Il faut dire qu’il eut été un peu plus haut que la tour Eiffel…

Le visiteur commence son cheminement dans un décor de boiseries. Ces parois de chêne presque austères proviennent du vestibule de la Casa Milà de 1906-1910. Une énorme construction incurvée, dont l’interminable édification avait fini par brouiller Gaudi avec ses commanditaires. Il ne faut en effet pas imaginer que les propriétaires successifs des immeubles conçus par l’architecte les aient été pieusement conservés tels quels. Dès 1914, le style de Gaudi s’est démodé. La Catalogne a passé à autre chose, comme le Glasgow de Mackintosh, la Chicago de Sullivan ou le Bruxelles de Victor Horta. L’Art nouveau, dont Gaudi constitue une figure brillante mais périphérique, n’a connu qu’une brève floraison avant de se retrouver banni, puis honni et enfin souvent détruit. L’Espagnol n’a dû de poursuivre sa carrière dans les années 1910 et 1920 qu’à un colossal chantier religieux. L’Église n’a jamais obéi aux mêmes critères esthétiques que les clients laïcs. Elle a ainsi construit du gothique en pleine Renaissance!
L’homme de l’inachevé
Le visiteur découvre ensuite les premiers projets de Gaudi, né en 1852. D’une formation tout ce qu’il y a de plus classique, ce dernier a commencé par imaginer des architectures un peu étranges pour un embarcadère, une fontaine ou un patio. Le débutant restait à ce moment dans les fantaisies admissibles. Il a aussi obtenu de menues commandes, bien tangibles. Une vitrine. Des meubles. Un modèle de réverbère. Un intérieur de pharmacie. Des exercices pratiques que l’on peut voir comme des gammes pour un pianiste avant le concert. La rencontre en 1878 de l’industriel Eusebi Güell changera la donne, et surtout l’échelle. Les richissimes Guëll vont lui passer des commandes tant pour leur palais citadin que leur Park aux lisières de Barcelone. Une entreprise qui occupera l’architecte de 1900 à 1914. Tout ne se verra cependant pas réalisés selon les plans. Gaudi restera toujours l’homme de l’inachevé. Celui des chantiers sans fin.

Il fallait aller plus avant. Les commissaires ont donc reconstitué à Orsay, avec beaucoup de miroirs, l’atelier laboratoire de Gaudi, disparu dans un incendie en 1936. Une accumulation de plâtres. Puis elles ont tenté de restituer l’élaboration de la Sagrada Familia, sa cathédrale des pauvres. Gaudi est entré dans sa confection dès 1883. Il s’agissait alors d’une église néogothique, comme il s’en construisait alors partout en Europe, et même aux Etats-Unis. L’architecte a infléchi le projet dans un sens toujours plus personnel. Ce catholique pratiquant bénéficiait ici de ses expériences faites ailleurs. Il savait qu’aucun de ses prédécesseurs médiévaux n’était arrivé au bout de son ouvrage. Trop long. Trop cher. Trop conflictuel. Il y aura donc une façade entière selon ses idées. Un cloître. Plus quelques coupoles. A ses successeurs d’élever après lui les dix-huit tours prévues en modifiant ce qui ne formait plus des plans tracés sur le papier mais des visions d’avenir un peu fumeuses. D’où d’interminables discussions patrimoniales. Qu’aurait voulu au juste Antoni Gaudi? A-t-on le droit de continuer la Sagrada Familia sans lui? On sait que la seconde question s’est vue tranchée de manière positive…

Il ne reste plus au visiteur arrivé au terme de son voyage qu’à refaire un tour des salles. Il se trouve là des objets tantôt beaux, tantôt un peu (voire très) inquiétants. Il ne devait pas être facile de vivre dans un intérieur conçu par notre homme. Certains sofas et une étrange coiffeuse, pourtant conçue pour une cliente bien réelle, prennent un côté presque cauchemardesque. Rien ne les rattache à une forme éprouvée et vivable du quotidien. Il y a toujours du rêve chez Gaudi, le plus idéaliste des architectes de son temps. Mais le retour à la réalité devait se révéler dur, même dans la Barcelone expérimentatrice des années 1900…
Pratique
«Gaudi», Musée d’Orsay, , rue de la Légion d’honneur, Paris, jusqu’au 17 juillet. Tél. 00331 40 48 14, site www.musee-orsay.fr Ouvert du mardi au dimanche, de 9h30 à 18h, le jeudi jusqu’à 21h45.
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Exposition à Paris – Orsay tente de présenter Gaudi hors de Barcelone
L’architecte est présent avec des plans, des maquettes et des meubles. Le résultat est intéressant, mais il ne remplace pas le voyage en Catalogne.