
Il y en a qui se laissent fasciner par la cour d’Angleterre ou la vie privée tumultueuse de Rihanna. Pour Nicolas Righetti, le top ce sont les dictateurs. Une passion dévorante (ou en tout cas chronophage!) qui dure depuis des années. «Il faut dire qu’il en apparaît sans cesse de nouveaux.» Jusqu’ici, le Genevois s’était centré sur les membres de cette florissante et lucrative profession dans les nouveaux états né de la dissolution (provisoire?) de l’empire soviétique. Le Turkménistan... La Transnistrie... La Biélorussie... Il avait certes fait une incartade à cette géographie ciblée avec la Corée du Nord. Le photographe ose cette fois un double pas de plus. Il s’attaque à la Turquie avec un «Superdoğan» pouvant faire écho au Supermario des jeux vidéo. Il ne s’agit plus vraiment d’un dictateur avec Recep Rayyip Erdoğan. Son régime se contente pour l’instant de se montrer «autoritaire». Nuance… Vraiment? «Mais si! L’homme reste tributaire des élections, qui peuvent tout remettre en question. Celles qui se déroulent en ce moment seront pour lui décisives.»
«Son visage lissé reste omniprésent sur les murs des villes, et même des campagnes. La population vit sous son œil et sa moustache.»
Déçu par l’Europe, qui n’a pas voulu de la Turquie en son sein, bon musulman autant par calcul politique que par conviction profonde, le surhomme du pays se voit volontiers arbitre international en vertu de ses rapports ambigus avec la Planète entière. Il est à la fois occidental et oriental. Erdoğan doit du coup rester bien visible. Surtout dans ce qu’il considère être chez lui. «Son visage lissé reste omniprésent sur les murs des villes, et même des campagnes. La population vit sous son œil et sa moustache. Les affiches le représentant n’en finissent pas de se suivre.» Voilà qui tombe bien! Comme dans ses ouvrages précédents, parus dans divers formats chez différents éditeurs, Nicolas Righetti va s’intéresser à sa seule image publique. En gloire ou déchue. Arrive forcément le moment où le placard imprimé va se retrouver troué, déchiré et sali. Un véritable antidote à la gloire.

L’effet n’en demeure pas moins troublant. Il se produit une sorte d’échange. Le photographe, qui s’est rendu de nombreuses fois en Turquie entre deux reportages dans le cadre de son agence romande Lundi13, le ressent bien. «Au départ, chacun voit le chef se pavaner sur tous les supports possibles. A la fin, tout le monde a l’impression qu’il vous tient à l’œil. La population vit en permanence sous le regard d’Erdoğan.» Comme si c’était celui de Dieu poursuivant Caïn dans sa tombe. L’homme fait ainsi partie de l’existence de son peuple, suscitant parfois d’étranges adorations. «J’ai entendu des femmes voilées dire à quel point elles le trouvaient beau.» Signe délirant d’attachement, il y a dans le livre une image qui choque après avoir lu la légende. Des parents turcs ont prénommé leurs trois fils Recep, Rayyip et Erdoğan. Une démultiplication de leur idole. Leur sainte trinité personnelle.

A-t-il été facile de promener son appareil photographique partout en Turquie? Oui. «Aucun problème, aucun contrôle.» Nicolas Righetti garde en effet un souvenir catastrophique de ses pérégrinations au Turkménistan. «J’étais en voyage officiel. Je ne disposais d’aucune liberté. Notre voiture d’État ne s’en voyait pas moins arrêtée et contrôlée par diverses polices. Là-bas tout le monde surveille tout le monde dans une atmosphère de peur généralisée.» Le rêve du pouvoir devient un contrôle total de l’individu, comme en Corée du Nord. «J’ai bien compris en Corée que mon guide n’avait choisi ni sa profession, ni sa femme. Tout a été décidé pour lui dans une tyrannie qui lui semblait presque normale.» Une situation dont la Turquie, pourtant en voie d’islamisation sourcilleuse rapide, reste encore loin.

Il fallait bien sûr mettre ceci en images pour un livre cette fois de grand format. Rien à voir avec le petit carré turkmène. Nicolas Righetti nous montre Erdoğan, l’air sérieux mais paternel, sur tous les murs. Ironie du sort, son visage demeure souvent lacunaire. Quelque chose le recouvre partiellement. Il y a au beau milieu une déchirure, qui apparaît métaphorique au lecteur. Certains exemplaires ont même été souillés. Les affiches finissent souvent mal, mais d’autres viendront bientôt les remplacer. Pour le moment, on en reste là dans le culte de la personnalité. Erdoğan n’a pas encore ses statues géantes. Dorées parfois, à l’instar de celles du Turkménistan. Il reste un «tigre de papier», comme eut jadis déclaré le «grand timonier» Mao Tsé-Tung. La chose n’empêche pas l’homme de rugir. Parfois de manière inquiétante d’ailleurs…

La sortie du livre chez Noir sur blanc s’accompagne comme il se doit d’une exposition. Petite. «Mais je dois dire que Focale s’est bien débrouillé à Nyon. Situé dans deux caves, le lieu reste bien sûr improbable. Mais une habile décoration lui donne cette fois un petit air monumental.» Il fallait bien cela pour refléter l’idée d’une présence gouvernementale démesurée. «Superdoğan» aurait bien mal supporté de se retrouvé étriqué. L’intéressé aurait à nouveau trouvé l’occasion de trouver motif à se sentir offensé. Car notre homme est ô combien susceptible!
«Erdoğan est peu apparu ces derniers mois, en dépit de l’échéance électorale. Il se retrouve en mauvaise position, après le tremblement de terre et sa gestion de la catastrophe.»
Mais pourquoi, au fait cette attirance pour le dictateurs? Pour Nicolas Righetti, la réponse est simple. Evidente. «Le décorum. Le spectacle. Visuellement, ces gens se révèlent très intéressants. Ils savent se multiplier. Ses transformer en icônes avec d’innombrables variations selon les lieux et le moment.» Il y a même ceux où ils s’éclipsent, comme le fait parfois le soleil. «Erdoğan est peu apparu ces derniers mois, en dépit de l’échéance électorale. Il se retrouve en mauvaise position, après le tremblement de terre et sa gestion de la catastrophe.» Dans un genre plus léger, il y a aussi des coquetteries significatives chez les dictateurs. «J’ai eu l’occasion de voir plusieurs fois de très près l’homme fort de Biélorussie, Alexandre Loukachenko. Eh bien il fait dix ans de plus sur la photo. Et de plus il tend maintenant à vouloir sans cesse la rajeunir...»
Pratique
«Superdoğan», de Nicolas Righetti, textes de Nicolas Righetti, Jörg Bader et Kenan Görgün, aux Editions Noir sur blanc, 128 pages. L’exposition a lieu jusqu’au 4 juin à la galerie Focale de Nyon, 4, place du Château. Tél. 022 361 09 66, site www.focale.ch Ouvert du mercredi au dimanche de 14h à 18h.
Vous avez trouvé une erreur?Merci de nous la signaler.
Livre et exposition – Nicolas Righetti scrute l’image de «Superdoğan»
Le photographe genevois illustre la propagande turque et ses à-côtés. Ses travaux se voient parallèlement montrés à Focale de Nyon.