
Bis. Il y a quelques années, Neuchâtel se retrouvait secouée par l’affaire Louis Agassiz (1807-1873). Le savant local, à qui l’Université devait une bonne partie de son renom, avait dérapé. Le grand paléontologue et glaciologue émettait des théories racistes après son émigration aux Etats-Unis. Il avait donc accompli le crime capital à nos yeux actuels. Il fallait débaptiser l’espace public portant son nom, tandis que le Museum cachait autant que possible son grand portrait peint en pied derrière des plantes vertes. Le lieu a pris depuis le nom de Tilo Frey (1923-2008), Suissesse de mère camerounaise. Métisse, femme et féministe, cette dernière avait coché sans le vouloir toutes les cases justes. Si justes du reste que cette politicienne, élue sous la Coupole en 1971 (1), figurera dès 2023 au fronton du Palais fédéral à Berne. On sait depuis le 2 mars dernier que l’artiste Renée Levi concevra le nouveau décor du fronton. Il se verra orné de 246 (grosses) plaques de céramique en l’honneur de l’ancienne conseillère nationale. Une œuvre pour le moins dans l’esprit du temps.
Une fortune estimée à 600 millions
Mais revenons à Neuchâtel. Après les plaies Agassiz, il lui faut maintenant cautériser la blessure David de Pury (1709-1786). Mort à Lisbonne, ce dernier n’a pas émis de thèses racistes. Elles demeuraient pourtant dans l’esprit de son temps. Les «Amis des Noirs» mettront du temps à donner de la voix en 1788 à Paris, juste avant la Révolution. De Pury est cependant lié à l’esclavage. Pas personnellement, mais par le biais de ses affaires commerciales. Trafiquant le bois et le diamant du Brésil, cet entrepreneur a bénéficié du travail forcé et de la traite d’êtres humains. Une sorte de ricochet qui permettrait du reste d’incriminer à peu près tout le monde de riche à cette époque. Voltaire lui-même a ainsi spéculé sur «le bois d’ébène». Sans enfants, de Pury a légué le plus clair de sa fortune à Neuchâtel, sa ville d’origine. La somme équivaudrait à 600 de nos millions actuels. Autant dire que la cité en a profité, comme Genève de la succession du duc de Brunswick un siècle plus tard. C’est ainsi qu’a notamment été élevé l’Hôtel de Ville, chef-d’œuvre néoclassique en pierres jaunes de l’architecte français Pierre Adrien Pâris.

Les liens indirects de David de Pury et la traite sont depuis longtemps connus. On en parle beaucoup depuis une vingtaine d’années. Le choc «Black Livres Matter», il y a deux ans, a évidemment rallumé la polémique. La statue de David d’Angers, élevée en 1855, a été barbouillée de rouge, la couleur du sang, dans la nuit du 12 au 13 juillet 2020. L’œuvre a bien sûr été nettoyée (il s’agit après tout d’une œuvre d’art importante d’un plasticien français célèbre), mais la question demeurait. Neuchâtel s’est vue saisie par deux pétitions. L’une demandait la disparition pure et simple du personnage, qui eut été remplacée par une inscription expiatoire. De Pury au musée! L’autre voulait une simple mise en contexte. C’est la seconde qui a gagné. Restait encore à trouver quels seraient les créateurs contemporains appeler à se confronter non pas à la statue du Commandeur, comme dans le «Dom Juan» de Molière, mais à l’ombre de David de Pury.
Trente-trois dossiers
Un appel à candidatures a été émis par la Ville en novembre 2021. Il s’agissait d’aller vite. Le dépôt des demandes se terminait déjà le 10 janvier. Prévus pour février, les résultats du concours ont été connus à la mi-mars. Il y a finalement non pas deux mais quatre lauréats, le jury (2) consultatif présidé par Pap Ndiaye (à la tête du Musée de la Porte dorée à Paris) s’étant montré large. Les projets, sélectionnés parmi 33 dossiers reçus, sont «Ignis Fatuus» de Nathan Solioz, «A Scratch on the Nose» de Mathias Pfund, «Chimère» de Lionel Ferchaud et Manuel Borruat et «Pury tour de Suisse» d’Olivier Suter. Le Conseil communal a bien entendu confirmé ce choix. Seules les deux premières œuvres se verront pourtant présentées au public à l’horizon 2023, «les deux autres étant plus complexes à réaliser». Il faudra donc provisoirement se contenter d’une projection et d’une mini-statue. Elles seront installées sur une place elle-même en plein chamboulement urbanistique. Il n’y a pas que les mânes de David de Pury pour troubler les esprits. La circulation est devenue problématique sur une place que j’ai connue calme et organisée dans mon enfance.
(1) Le suffrage féminin, et donc le droit de se voir élue, a été finalement voté par le peuple en 1971.
(2) Il me semble avoir vu parmi ses membres la photographe guinéo-neuchâteloise Namsa Leuba, dont je vous ai récemment parlé (en bien).

Mathias Pfund commentera la statue de David de Pury. «Ce sera comme une note en bas de page.»
Il y a quatre lauréats. Je n’ai rencontré qu’un gagnant. Il s’agit de Mathias Pfund, qu’on a notamment vu dans le défunt Espace Quark et à la Salle Jules-Crosnier. Je vous ai aussi parlé l’an dernier de la Biennale de La Chaux-de-Fonds (il n’y en a pas qu’à Venise!), à laquelle le Genevois participait de manière très conceptuelle. C’est quelqu’un qui a beaucoup d’idées et sait les matérialiser. On pourra du reste en juger au parc La Grange cet été dans le cadre de «Sculpturegarden», dont la commissaire sera cette fois la Belge Devrim Bayar.
«Mon projet unit de manière allusive David de Pury et Louis Agassiz.»
«Mon projet s’intitule «A Scratch in the Nose», explique Mathias Pfund. «Il unit de manière allusive Louis Agassiz et David de Pury.» Comment est-ce possible? «En 1906, le tremblement de San Francisco a fait tomber, tête la première, une grande statue de marbre représentant le Neuchâtelois sur le sol. Agassiz s’est planté dans le sol jusqu’aux épaules. La pierre ne s’est pas cassée. Il existe de la chose une photographie célèbre. Le monument a pu retrouver son emplacement d’origine après de petites réparations.» Un déboulonnement avant la lettre, avec happy end. «Et maintenant, on parlait aussi de mettre bas l’image de David de Pury.»

Mathias n’entendait pas travailler dans le gigantisme. Il y aura à côté de l’œuvre de David D’Angers une statuette la tête enfoncée non pas parmi le sable, comme pour les autruches, mais dans un haut socle de béton. «Je suis parti d’une réalisation anonyme conservée au Musée d’art et d’histoire de la Ville. Elle a perdu certains de ces attributs, comme le testament favorisant Neuchâtel tenu à la main.» Rien de monumental donc. «Je vois plutôt mon œuvre comme un commentaire. S’il s’agissait d’un livre, ce serait une note de bas de page. Je ne suis pas pour la confrontation. Je préfère ajouter ma petite voix à ce qui devient un dialogue. Un dialogue qui touche d’ailleurs aussi à l’histoire de l’art.» Du coup l’auteur ne se vexe pas si la présence de son œuvre, comme celle de ses condisciples, ne restera pas sans doute pas pérenne. «Tout dépendra de la restructuration de la place Pury. Mais peu importe. Je ne pense pas qu’une œuvre doive toujours rester en place.»
Né en 1948, Etienne Dumont a fait à Genève des études qui lui ont été peu utiles. Latin, grec, droit. Juriste raté, il a bifurqué vers le journalisme. Le plus souvent aux rubriques culturelles, il a travaillé de mars 1974 à mai 2013 à la "Tribune de Genève", en commençant par parler de cinéma. Sont ensuite venus les beaux-arts et les livres. A part ça, comme vous pouvez le voir, rien à signaler.
Plus d'infosVous avez trouvé une erreur?Merci de nous la signaler.
Polémique culturelle – Neuchâtel met David de Pury au goût du jour
La vague «Black Lives Matter» a voulu déboulonner la statue de celui qui a fait fortune grâce à l’esclavage. Quatre œuvres la mettront en contexte.