
L’événement est passé inaperçu, même à l’époque. Le 14 novembre 1522 mourait à Chantelle, dans l’actuel département de l’Allier, Anne de France. Une dame plus connue, au temps où les écoliers d’outre Jura apprenaient encore l’Histoire, comme Anne de Beaujeu. Situé près de Moulins, Chantelle se résume aujourd’hui à un petit village. Mais le lieu abritait alors une énorme forteresse, démantelée au début du XVIIe siècle. Il en subsisterait tout de même quelques murs…
Une femme puissante
Anne de Beaujeu fait aujourd’hui l’objet d’une importante exposition à Moulins dans le musée qui porte du reste son nom. Il s’agit à la fois de raconter la «femme de pouvoir» et de montrer la «princesse des arts». Notre époque féministe adore les dames puissantes de jadis. Elles leur fournissent des précurseures. Il faut dire qu’Anne faisait partie de celles ayant, comme dit le vulgaire, quelque chose dans la culotte. Elle a gouverné de fait la France pendant la minorité de son frère Charles VIII, dit «l’Affable», de 1483 à 1491. Et, comme il arrive souvent, la régente n’a guère manifesté l’intention de s’effacer par la suite. Vous me direz qu’Anne avait un mari, Pierre II de Bourbon. Mais il ne faisait pas le poids. C’était Anne, et non lui, qui était issue des noces du roi Louis XI et de Charlotte de Savoie. Une situation qui le condamnait à jouer au prince consort.

Anne était née en 1461. Enfant préférée de Louis XI, qui avait vite décelé son intelligence et son habileté, elle avait failli se voir mariée à tous les grands princes faisant encore la loi dans le royaume. Le souverain avait dû se contenter d’un cadet en Bourbonnais. Mais ce rusé renard avait supputé que son frère aîné, en mauvaise santé et sans enfants, ne ferait pas de vieux os. Anne épousa donc à 12 ans un homme qui en avait 35. Ils eurent (un peu plus tard) un fils et une fille. La nouvelle duchesse entreprit de faire de Moulins une capitale. L’énorme château dont ne subsistent plus que des fragments après un incendie au XVIIIe siècle et des destructions au XIXe, va se retrouver complété. Et surtout modernisé. Anne se fera construire le premier bâtiment Renaissance dans le goût antique du pays. Une galerie avec pavillon, aujourd’hui incorporée dans le musée. D’où l’impression pour le visiteur actuel de se retrouver dans les lieux de l’action.
De la Bretagne à l’Angleterre
L’action, il y en aura beaucoup au temps d’Anne (et accessoirement de Charles). Il faudra régler la «guerre folle» que mènent alors les Bretons. Dix mille morts de leur côté dans la seule bataille de Saint-Aubin-du-Cormier. Réunir à Tours des Etats Généraux du Royaume. Prendre parti dans la Guerres des Deux Roses déchirant alors l’Angleterre. Anne misera ici sur le bon cheval en choisissant les Tudor contre les Lancastre. Il convenait enfin d’administrer le duché qui, comme toute seigneurie médiévale se respectant, était composé de terres morcelées. Pour reprendre une vieille expression, «Madame la Grande» fera feu des quatre fers. Elle attirera également à sa cour des jeunes filles appelées à un grand destin, de Louise de Savoie à Diane de Poitiers en passant par Marguerite d’Autriche et Anne de Bretagne (1). Manque au palmarès Marie de Bourgogne. En cette fin du XVe siècle, alors que la plupart des pays (mais pas tous!) connaissent une «loi salique» excluant les femmes du trône, tous les héritiers se révèlent des héritières… Inévitable, le déclin d’influence viendra après la mort de Charles VIII, puis de Louis XII. La couronne passera en 1515 au lointain François Ier. Et c’est la mère de ce dernier, Louise de Savoie, qui pourra dès lors jouer les éminences grises…

La tête politique de la régente se doublait donc d’une amateure d’art. Celui-ci fait depuis toujours partie du pouvoir. Il assure le rayonnement en suscitant l’admiration. La fin du Moyen Age avait déjà bien compris l’impact du «soft power». Anne et Charles vont non seulement bâtir, mais créer des jardins merveilleux dont rien ne subsiste si ce n’est des descriptions. Commander de l’orfèvrerie, inévitablement fondue. Mais aussi des manuscrits enluminés, qui ont eux très bien tenu le coup. Plus des sculptures de pierre. Et des peintures. Moulins reste connu grâce à son «Maître», longtemps demeuré anonyme. On avait proposé pour lui le nom de Jean Prévost. C’était l’idée de l’historien Albert Châtelet. Puis l’accord, presque unanime, s’est conclu autour de celui de Jean Hey (ou Hay). Un Flamand formé par Hugo van der Goes à Gand vers 1480. Si la nouvelle aile du château de Moulins s’inspire de l’Italie, il existe alors un courant nordique en France. Il dure au moins jusqu’à François Ier, mort en 1547 (2).
Nombreux manuscrits enluminés
Le «Maître de Moulin», c’est bien sûr l’admirable triptyque conservé dans la cathédrale, contiguë au musée. Mais l’œuvre se trouve aujourd’hui en restauration. Elle demeure donc évoquée par un film dans l’exposition, préparée par un aréopage de quatorze scientifiques. Autour de cette création phare ont été regroupées depuis le XIXe siècle d’assez nombreuses œuvres. Le Musée Anne de Beaujeu est parvenu à faire venir du Louvre les volets représentant Charles et saint Pierre, plus Anne et saint Jean. La National Gallery de Londres a envoyé un fragment de retable où l’on remarque un saint Charlemagne. Autour de ce noyau se trouve un superbe ensemble de statues, également venues du Louvre. Une flopée de manuscrits issus de la Bibliothèque nationale, dont l’énorme Bible de Charlotte de Savoie ou les «heures» de Jean de Viens, acquises par la BN en 2020. La Wallace Collection, qui ne prête théoriquement jamais, a posté un étonnant retable bijou en or émaillé. Il y a enfin beaucoup de documents d’archives, que le visiteur découvre au milieu d’une scénographie à mon avis assez chargée.

Riche et assez complète, l’exposition peut se poursuivre avec une visite du musée, rafraîchi ces dernières années. Il faut aussi voir le chœur de la cathédrale, ancienne chapelle ducale. Un coup d’œil s’impose sur «La Mal-Coiffée», énorme morceau survivant de l’ancien château, en ce moment en pleine réfection lourde. Une promenade s’impose aussi en ville. Moulins garde quantité de demeures, parfois à colombages, remontant à la fin du Moyen Age. Dire qu’il les conserve est autre chose. Désertée par ses habitants, abandonnée par la capitale, sans réelle activité économique, boudée par les touristes, la cité se situe en plein dans la fameuse «diagonale du vide» coupant la France en deux. Quand on est trois dans une rue, le rare passant a une impression de foule. D’où des ruines urbaines comme on en verrait peu en Italie. Rue de Paris, en plein centre, il y a ainsi des immeubles abandonnés, des restaurations interrompues tandis qu’un gigantesque hôtel particulier du XVIIe siècle a déjà ses toits crevés… (3).
(1) Anne fera épouser Anne de Bretagne par son frère Charles VIII pour pouvoir récolter son duché.
(2) Je rappellerai ainsi l’exposition «François Ier et l’art des Pays-Bas», qui s’est déroulée au Louvre en 2017-2018. Je vous en avais parlé à l’époque.
(3) L’animation se concentre sur la grande Place d’Allier, là où se trouve Le Grand Café, chef-d’œuvre Art nouveau de 1899 parfaitement intact.
Pratique
«Anne de France, femme de pouvoir, princesse des arts», Musée Anne-de-Beaujeu, place du colonel Laussedat, Moulins, jusqu’au 18 septembre. Tél. 00334 70 20 48 27, site www.allier-auvergne-tourisme.com Ouvert du mardi au samedi de 10h à 12h et de 14h à 18h, le dimanche seulement l’après-midi.

A Moulins, n’oubliez pas de visiter le Musée de la Visitation. La collection de broderies est fabuleuse
Sur l’autre rive de l’Allier, autrement dit presque hors la ville, Moulins abrite depuis 2006 le Centre national du costume de scène dans un immense bâtiment ancien. C’est une tentative étatique de décentralisation. Le cœur de la cité se penche, lui, sur d’autres textiles. Une vieille maison, dont la cour resserrée possède un bel escalier en bois d’époque Louis XIII, contient le Musée de la Visitation. Privée, l’institution a aussi proposé des expositions un peu plus loin , dans l’ex-Hôtel Demont. Mais il semble que la dernière d’entre elles, dédiée à «La Visitation de Paris», ait eu lieu courant 2019.
Visites guidées
Pour voir, il faut ici sonner. Une fenêtre s’ouvre à l’étage. Le gardien, qui est un ancien instituteur, descend vous ouvrir. Il vous servira de guide. La promenade s’effectue dans six salles, dont l’une contient d’énormes armoires. C’est là que se trouvent, protégés de la lumière, les chefs-d’œuvre de broderie exécutés par les religieuses. Quand les soies s’usaient, elles se voyaient appliquées sur de nouveaux fonds, d’où une extrême impression de fraîcheur. Il y a aussi des dentelles. Aiguille, fuseau, ou les deux entremêlés. Les nonnes devaient avoir en dehors des heures de prière les mains occupées. On sait que l’ordre, fondé en 1610 par Jeanne de Chantal et François de Sales, évêque de Genève exilé à Annecy, n’avait pas atteint son but premier, qui était de soigner des malades. L’Eglise n’avait pas voulu. Les filles devaient demeurer cloîtrées. Les premières vraies visiteuses furent un peu plus tard les sœurs de Saint Vincent de Paul…

Situé dans la ville où Jeanne de Chantal est morte en 1641, le musée de Moulins accueille les trésors des monastères qui ferment petit à petit. Il y a notamment sur un mur ceux de Soleure (1). Que voulez-vous? Les vocations diminuent. Les religieuses se voient regroupées, pour ne pas dire fusionnées. Il n’existe aujourd’hui plus dans le monde qu’environ cent cinquante congrégations, regroupant quelque 3000 femmes. «Et le processus continue», explique le guide en manipulant délicatement les broderies dans des tiroirs aménagés. Cette étrange visite hors du temps se voit complétée par la vision d’orfèvreries et de quelques tableaux. On y voit notamment Jeanne de Chantal se gravant au fer rouge le nom du Christ sur sa poitrine. Le body art ne date donc pas d’aujourd’hui…
(1) La Visitation entretient encore une maison à Fribourg.
N.B. On peut aussi apparemment visiter la chapelle de La Visitation, qui possède un beau plafond peint au XVIIe siècle par Remy Vuibert et le tombeau (en un seul morceau) du duc de Montmorency, décapité sur ordre de Richelieu en 1632. Mais vu les herbes folles poussant sur l’escalier, il n’y a pas dû y avoir ici grand monde depuis longtemps.
Pratique
Musée de la Visitation, 4, place de l’Ancien-Palais, Moulins. Tél. 00334 70 44 39 03, site www.musee-visitation.eu Ouvert du lundi au samedi de 10h à 12h et de 14h à 18h. Il existe également une Offre privilège avec visite des réserves textiles. Le musée gère 17 000 pièces…

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Art médiéval – Moulins se souvient du mécénat d’Anne de Beaujeu
Morte en 1522, la princesse a gouverné la France à partir de 1483. Elle a attiré à sa cour de Moulins de nombreux artistes, dont l’énigmatique Jean Hey.