
Pas de justice sans injustices. Il y a toujours des oubliés. Dans la peinture suisse des débuts de XXe siècle, le nom de Max Buri (1868-1915) se voit rarement cité. Ou alors comme ça, en passant. Ses œuvres sont devenues difficiles à voir. Beaucoup d’entre elles dorment dans les caves des musées helvétiques. Depuis le début du millénaire, rares demeurent les expositions consacrées au Bernois. Elles sont de plus demeurées discrètes. Peu de gens connaissent la Fondation Saner à Studen (c’est dans le Seeland), qui a organisé en 2015 une rétrospective pour les cent ans du décès de Buri. Mais cette dernière ne comportait pas de catalogue… Notons cependant que le peintre figurait en bonne place dans les «Modernités suisses» du Musée d’Orsay en 2021, qui révélait en parallèle Hans Emmenegger au public français. Je vous en avais parlé à l’époque. En dépit de ses manques et de ces distorsions, cette manifestation de prestige a joué les cartes de visite. Venez donc voir de la bonne peinture chez nous!
«Ferdinand Hodler ne cessera jamais de faire de l’ombre à ses acolytes, même en plein soleil.»
Max Buri fait aujourd’hui l’objet d’un gros livre illustré, paru aux éditions Notari. En français, ce qui semble d’autant plus extraordinaire. Le projet est né d’une initiative de Pascale Nicoulaud, l’arrière-petite-fille de l’artiste, via Hedwig Buri l’unique enfant du peintre. L’Institut Ferdinand Hodler l’a suivie, avec la force de son infrastructure. De quinze ans plus âgé, l’artiste a en effet été à la fois le rival et l’ami de Buri. «Elle pèse et elle pèsera encore, l’ombre de Ferdinand Hodler», écrit Niklaus Manuel Güdel dans sa préface. «Il ne cessera jamais de faire ombrage à ses acolytes, même en plein soleil.» Buri n’appartient pourtant pas aux innombrables «hodlériens» qui se sont greffés sur l’œuvre du maître, dont Albert Schmidt ou cet Eduard Boss aujourd’hui exhumé avec surprise. Il s’agit d’une personnalité autonome, célébrée comme telle en son temps. Seulement voilà! La postérité vient souvent chambouler l’ordre des hiérarchies.

Buri est né à Burgdorf, ou Berthoud, une petite ville près de Berne. Sa mère est une riche héritière allemande. Son père un négociant en tissus. Cinq enfants sont venus au couple avant lui. Vocation précoce. Max étudie la peinture à Bâle, puis à Munich qui constitue alors un centre artistique important. Fort peu scolaire, l’étudiant n’en découvre pas moins les toiles réalistes de Wilhelm Leibl, qui a fait l’objet d’une grande exposition au Kunsthaus de Zurich en 2019, ou celles de Fritz von Uhde. Il travaille aussi sous la direction d’Albert von Keller, un Suisse d’origine dont le fonds d’atelier a récemment fini au même Kunsthaus alémanique. La présentation de peintres français comme Jules Bastien-Lepage ou Pascal Dagnan-Bouveret le conforte dans ses idées de vérisme. L’homme passe ensuite par Paris, l’Afrique du Nord et sans doute la Bretagne, où il aurait découvert la nouvelle approche de Gauguin et de ses disciples de Pont-Aven.

La suite de la courte vie de Max Buri se fait moins itinérante. L’homme reste en Suisse, où il va s’installer à Brienz, le paradis des sculpteurs sur bois. Il travaillera dès lors beaucoup pour devenir lui-même. Signe de cette exigence, le débutant va détruire presque toute sa production de jeunesse (1). Peu à peu ses caractéristiques émergent, avec parfois des souvenirs de Leibl. Le Bernois entend donner un art ancré dans son terroir, avec une exaltation de la vie en plein air. Il ne montre pas le travail des champs, mais des gens du cru dans leurs habits du dimanche. Je me demande si l’on voyait tous les jours autant de costumes plus ou moins folkloriques. Aucune idéalisation cependant. L’artiste présente ces paysans tels qu’ils sont, avec leurs rides ou leur surpoids. Plus on regarde Buri, plus les différences avec Hodler ressortent ainsi. Il n’y a chez lui rien d’idéaliste ou de symboliste, même si le Bernois gomme toujours les détails modernes. Un chemin de fer passait sous sa maison de Brienz. Eh bien, il ne figure jamais dans ses paysages intimes!

Il y a bien d’autres divergences. Non seulement les figures de Buri ne possèdent rien d’émacié, mais aucun cerne ne les entoure. Comme les peintres de Pont-Aven, le Suisse travaille par aplats colorés, avec un effet de cloisonné. Tout modelé, ou presque, se voit refusé. Ses toiles ne possèdent du coup quasi aucune profondeur. Ce sont des surfaces plates, un peu comme celles des Nabis français dont l’homme a eu connaissance. La couleur se révèle enfin intense, que ce soit dans ses paysages, ses portraits (qui sont plutôt des types) ou ses natures mortes. Enfin, faut-il le préciser, on ne trouve chez Buri aucun exemple de ce «parallélisme» ayant toujours marqué la vision de son aîné. Buri y aurait sans doute vu un artifice. Les nuages n’ont jamais été symétriques…

Plusieurs auteurs se sont partagé le travail du livre sous la direction d’Anne-Sophie Poirot. Oriane Petteni et Pascale Nicoulaud se sont chargées de la biographie. Elle se termine avec la mort brutale, mais naturelle, de l’artiste en 1915. Il y a ensuite les contributions de Diana Blome, Lisa Cornali, Marine Englert, UIrich Gerster (en allemand), Niklaus Manuel Güdel et Anne-Sophie Poirot elle-même. Il s’agissait d’aborder la question Max Buri sous tous ses aspects, de la technique (l’artiste peignait sans dessin préalable, autre différence avec Hodler) à «l’art de la synthèse», la vision du paysage ou la ruralité identitaire. Cette ruralité pose aujourd’hui problème, l’agriculteur (surtout de montagne) ne faisant plus figure de héros suisse par excellence. D’où un certain dédain face à ce régionalisme pouvant virer au nationalisme. Parmi les acheteurs de Buri figure d’ailleurs l’ex-conseiller fédéral Christoph Blocher.
Une collection suisse au Texas
Il n’empêche que Buri, qui reste aujourd’hui montré à doses homéopathiques dans les musées suisses, mériterait de sortir des réserves. Il y aurait partout des choses à montrer, si j’en crois l’iconographie du livre. Les pièces essentielles se trouvent (outre les collections privées dont fait partie l’immense Fondation pour l’art, la culture et l’histoire de Winterthour) à Bâle, Berne, Genève, Lausanne, Zurich et bien sûr Burgdorf. A l’étranger, pas grand-chose à signaler, et il faudrait sans doute remédier à cela. Notons cependant qu’il se cache plusieurs bons Buri dans la collection Barrett de Dallas, vouée à la création helvétique. Donnée à l’Université de la ville, elle a été commencée sur un coup de foudre de deux Texans dans les années 1990. Comme quoi…
(1) Par la suite Buri aura tendance à découper dans ses grandes toiles pour créer des portraits isolés.
Pratique
«Max Buri», ouvrage collectif sous la direction d’Anne-Sophie Poirot, aux Editions Notari, 248 pages. L’ouvrage sort ces jours en Suisse.
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Livre sur l’art – Max Buri sort enfin de l’ombre de Ferdinand Hodler
Un ouvrage collectif rend justice à un peintre mort à 47 ans en 1915. Célèbre de son vivant, le Bernois a été ensuite peu à peu oublié du public.