
Elle est longtemps restée l’ombre blonde dans la peinture de Pablo Picasso. Opulente mais athlétique, la jeune femme était ainsi apparue à la fin des années 1920 pour s’effacer au milieu de la décennie suivante et s’éclipser juste avant la guerre. Cet apparent modèle ne possédait pas de nom. Même pas un prénom. Elle se montrait dans des compositions intitulées «Le rêve» ou «Le sauvetage». L’artiste la laissait dans un commode anonymat. Il aura fallu du temps pour admettre que l’inconnue avait été dix ans la maîtresse d’un Picasso marié, et la mère d’un de ses enfants. La révélation viendra en 1958. Mais, comme s’étonne l’actuelle biographie consacrée à Marie-Thérèse Walter, cette découverte n’a pas suscité à l’époque de légitime curiosité. Il faudra attendre 1968 (Picasso avait alors 87 ans) pour qu’une journaliste de «Life» fasse parler la survivante. Il y aura d’autres entretiens, mais peu, avant le suicide en 1977 d’une dame désormais sexagénaire. Encore une victime du Minotaure espagnol, diront certains et surtout certaines!
«Comment Marie-Thérèse aurait-elle ouvertement vécu avec les gens brillants que connaissait Picasso?»
Marie-Thérèse fait désormais partie des scintillantes étoiles féminines de la constellation Picasso. Elle arrive en 1927, à 17 ans, alors que le couple formé par le peintre avec l’ex-ballerine Olga Kokhlova se délite. Déjà très célèbre, l’artiste l’a draguée devant les Galeries Lafayette. Elle se laissera faire, puis portraiturer. Il est permis de le comprendre. Basé sur des recherches approfondies, «Marie-Thérèse-Pablo Picasso, Biographie d’une relation» prouve que l’adolescente sortait d’un milieu atypique. Bien qu’issue de la petite bourgeoisie, elle était une enfant naturelle, comme son frère et ses deux sœurs. Leur mère avait apparemment été en couple avec deux hommes différents. L’un d’eux prendra ainsi soin des deux autres filles. Elles deviendront ophtalmologues après avoir donné une thèse, ce qui restait alors exceptionnel pour des filles.

Marie-Thérèse, elle, va commencer à vivre dans le sillage de son illustre amant. Nul ne doit connaître son existence. Picasso commence à présenter à tous son épouse Olga comme une mégère non apprivoisée. De quoi ne se montrerait-elle pas capable? La jeune femme habite donc, comme par hasard, tout près des Picasso rue de la Boétie à Paris. Elle fréquente les mêmes stations balnéaires qu’eux en été. Le peintre la veut à la fois disponible et solitaire. Elle pose énormément pour lui. Tableaux, mais aussi statues. Marie-Thérèse reste liée au renouveau de la sculpture chez l’Espagnol après 1930. Le mariage lui a bien sûr été promis, mais il faudrait pour cela qu’un divorce se voit prononcé. Or Olga ne veut pas. Elle perdrait son aisance matérielle et son statut social. Les démarches s’éternisent. Tout s’arrête en 1938. Franco supprime en Espagne ce type de séparations. Olga restera Madame Picasso jusqu’à sa mort en 1955, alors que Marie-Thérèse a presque disparu du paysage. Presque… Picasso déteste en effet les ruptures complètes. François Gilot, sa compagne après 1943, rencontrera encore la délaissée, dont elle admire la beauté et le profil grec.
Détails et digressions
Entre-temps, on le sait, Picasso a vécu une passion torride avec Dora Maar. Cette brune sombre formait le parfait contrepoint de la solaire Marie-Thérèse. Le peintre ne cachait pas cette liaison, connue de tous. Il est permis de se demander pourquoi. La réponse, peu glorieuse, arrive à la page 344 du livre. Picasso, qui s’était déjà éloigné de son ancienne conquête alors qu’elle devenait mère en 1935, hésitait à la montrer en dehors d’un tout petit cercle. Il lui reprochait son «intelligence limitée». La faire parler l’eut gêné. Marie-Thérèse ne correspondait pas aux standards culturels de ses amis Paul et Nush Eluard, Ronald Penrose, André Breton ou Jean Cocteau. «Comment Marie-Thérèse aurait-elle vécu avec ces gens brillants, libres, toujours à lire des journaux à composer ou proclamer des poèmes, à faire des jeux de mots, des cadavres exquis, à se photographier?» Il fallait donc la cacher. On ne lui demandait même pas d’être belle et de se taire…

L’énorme ouvrage, ne comportant aucune illustration (même pas en couverture), se voit signé d’un nom connu à Genève. Il est l’œuvre de Laurence Madeline, qui fit un passage cataclysmique au Musée d’art et d’histoire (MAH) avant un départ négocié. Laurence venait d’Orsay. Elle avait auparavant travaillé au Musée Picasso de Paris, pour lequel elle a signé il y a en 2017 une très correcte exposition sur les œuvres de 1932, «année érotique». Une manifestation reprise plus tard à Londres. La femme a donc gardé si ce n’est un pied, du moins un orteil dans la maison. C’est sans doute là qu’elle a trouvé une bonne partie des archives à dépouiller, exploitant chaque document. Il reste cependant beaucoup d’inconnues. Et les interprétations tiennent fatalement de l’extrapolation.
Une donation à la France
Trop copieux, le livre se perd dans les détails et les digressions. Y avait-il vraiment besoin de plusieurs pages pour se demander si Marie-Thérèse était vierge en 1927? L’esprit de synthèse manque du coup dans ce fouillis de mots, donnant souvent des phrases un peu péremptoires, chacune d’elles composant un paragraphe séparé. Les longueurs semblent nombreuses. Plus de 600 pages pour raconter une vie sans événements, c’est interminable! Car l’existence de Marie-Thérèse reste bel et bien sacrifiée. Un peu triste. Un peu terne. Un peu fade. Notons pour terminer que la parution du livre coïncide avec la donation consentie à la France par sa fille Maya Ruiz-Picasso. Les œuvres en question se retrouvent désormais en famille au Musée Picasso. Une institution dont il faudra un jour se demander si elle ne possède finalement pas trop d’œuvres du maître…
Pratique
«Marie-Thérèse Walter-Pablo Picasso, Biographie d’une relation», de Laurence Madeline, aux Editions Scala, 640 pages notes comprises.
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Biographie – Marie-Thérèse sort de l’ombre faite par Picasso
Laurence Madeline sort un énorme livre, sans images, sur la maîtresse du peintre. Elle lui a inspiré de nombreuses toiles et sculptures de 1927 à 1935.