
La blague est désormais connue de tout le monde: c’est par fax qu’on a appris quelle était l’ampleur du retard numérique en Suisse. Sous le coup de la pandémie, le manque d’infrastructure est devenu criant. Plus grave: même si on en avait disposé, elle aurait été d’une utilité très relative face à la fragmentation non seulement des données mais surtout des modalités de saisie.
La crainte d’une main mise de l’État
On pourrait pester une fois encore contre le fédéralisme et les particularismes cantonaux, mais le retard ne s’explique pas pour ces seules raisons: alors que ces trois dernières décennies, les hôpitaux et les cabinets médicaux se sont informatisés, aucune instance n’a flairé l’opportunité d’y intégrer, en parallèle, le moyen de récolter des données à des fins statistiques et d’éviter ainsi la saisie manuelle.
Ce n’est pas qu’une question de flair et certainement pas non plus de manque de moyens, dans un pays qui regroupe deux écoles polytechniques de réputation mondiale à deux cents kilomètres l’une de l’autre. Le problème est ici politique, et il a trait à la peur panique que tout effort de coordination engendre chez de nombreux acteurs, parce qu’ils y perçoivent une forme indue de centralisation, voire d’étatisation rampante.
Deux pays proches, des résultats différents
La même logique se retrouve dans le dossier électronique du patient (DEP): c’est un autre emblème du numérique qui a du plomb dans l’aile. L’outil n’a rien de spectaculaire, il est pourtant magnifique. Il offre la possibilité en toute sécurité, à tous les patients en Suisse, d’accéder à leurs documents médicaux et de les rendre disponibles aux professionnels de santé. Finis les réponses aux mêmes questions, les anamnèses à répétition, les examens à double, voire à triple. On voit l’utilité sociale et économique d’un tel moyen: un frein à la hausse des coûts de la santé, tout en améliorant la qualité de la prise en charge.
L’outil a été lancé en 2021. C’est tard. Le Danemark, pays plein de similitude avec la Suisse, a lancé le sien à l’orée des années 2000: en vingt ans, l’outil a été optimisé et est progressivement entré dans les mœurs des usagers danois, mais aussi des professionnels. Un point important: il n’existe qu’un seul fournisseur.
En Suisse, en revanche, le parlement a choisi de mettre en concurrence différents fournisseurs. L’outil a été rendu obligatoire pour les hôpitaux, mais pas pour les médecins. Et comme ceux-ci ont investi dans d’autres logiciels, ils en sont surtout à se demander s’il n’est pas possible de créer une 4501e position Tarmed pour que les patients et les assurés financent les dépenses liées à la connexion.
Pas d’avancée sans concertation
À juste titre, les caisses maladie ne peuvent avoir d’accès au DEP. Rien de plus normal: l’accès aux informations médicales ne peut se faire qu’avec l’accord explicite des patients. Profitant néanmoins de la lenteur à laquelle se développe le DEP, trois grands assureurs de la place – Helsana, Groupe Mutuel et Swica – ont annoncé l’arrivée d’une nouvelle plateforme numérique, sorte de Canada Dry du DEP qui échappe à la loi qui l’encadre, qui rassemble moins d’acteurs, est soumis à des critères plus lâches en matière de cybersécurité, mais permet aux assureurs de rentrer à l’aide de slogans clinquants et séduisants dans un terrain de jeu qui leur est interdit.
Alors que tout baigne dans le royaume du Danemark, on assiste en Suisse à un développement interminable où tout est fait pour que chacun défende ses intérêts particuliers sans se concerter, au détriment des futurs usagers. Il se dit que certains élus seraient tentés de revenir à un modèle de DEP plus centralisé. Or, les Cantons et les acteurs privés ont consenti à de gros investissements pour développer leurs offres, qu’ils doivent bien amortir.
Moralité: la concurrence ne peut pas tout, tout le temps, et en l’état elle ne nous sortira pas de l’ornière dans laquelle on se trouve à tout niveau. Le développement du numérique exige de la concertation.
Yannis Papadaniel est responsable santé à la Fédération romande des consommateurs (FRC).
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Dossier électronique du patient – L’ornière numérique: se concerter pour en sortir
Pourquoi le Danemark a-t-il réussi à imposer le dossier électronique du patient alors qu’en Suisse, on assiste à la multiplication des plateformes? L’ampleur du retard numérique est avant tout un problème politique.