Ventes de montresLivia Russo et Aurel Bacs, le couple qui bat tous les records aux enchères
Depuis qu’ils dirigent le département horloger de Phillips, les prix réalisés par les montres qui passent sous leur marteau atteignent des sommets. En pleins préparatifs d’une vente dédiée à la Royal Oak, ils nous ont ouvert la porte de leur bureau genevois.

À quelques mois de l’un des événements les plus attendus de l’année par la communauté de passionnés d’horlogerie, les locaux de Phillips sont en ébullition. «Cette vente me fascine et m’aspire», lance Aurel Bacs, en prenant la place derrière la table ronde qui trône au milieu du bureau qu’il partage avec sa compagne, Livia Russo. Cela fait vingt-quatre ans que le couple gravite dans la sphère des ventes aux enchères. C’est chez Sotheby’s, en 1998, que les experts horlogers ont fait connaissance. Lui, originaire de Zurich, est responsable du département horloger pour l’Europe. Elle, basée à Milan, avait en charge le marché italien. Aussi différents que complémentaires, ils partagent depuis l’adolescence la même passion pour la belle horlogerie. Deux ans plus tard, c’est ensemble qu’ils décident de rejoindre la société de courtage dirigée par Simon de Pury et Daniella Luxembourg, qui fusionnera peu de temps après leur arrivée avec Phillips.
Ils y opèrent alors ce qui est aujourd’hui décrit dans le milieu comme la «révolution du catalogue», avant de rejoindre, seulement deux ans plus tard, Christie’s. En dix ans, ils font passer le chiffre d’affaires du département horloger de 8 à 127 millions de dollars, battant tous les records sur leur passage.
Lassés par la bureaucratie, la bataille pour les parts de marché et le manque de liberté, ils ressentent le besoin de changer d’air. En 2013, ils quittent Christie’s, avec la ferme intention de ne plus remettre les pieds dans une maison de ventes. C’était sans compter sur la force de persuasion d’Ed Dolman, ancien CEO de Christie’s qui s’apprêtait à prendre les rênes de Phillips. L’une des conditions de leur retour aux affaires était de disposer de toute l’indépendance nécessaire pour conduire les ventes comme ils l’entendaient. Phillips in Association with Bacs & Russo était née.
+89% sur deux ans
L’année dernière, l’entité signait la meilleure performance de l’histoire des ventes horlogères. Le volume total des transactions a atteint 209 millions de dollars, marquant une progression de 57% par rapport à 2020, + 89% par rapport à 2019. De quoi donner le tournis. Alors que des analystes crient à la bulle spéculative, la frénésie autour de certains modèles de montres ne semble pas près de tarir.
Dans le cadre de la vente dédiée à la Royal Oak, vous consultez régulièrement Audemars Piguet. Est-ce que ce dialogue avec les maisons horlogères a toujours existé?
Aurel Bacs Lorsque nous avons débuté dans les ventes aux enchères, au milieu des années 1990, il était hors de question d’oser demander un certificat à une manufacture. À ce moment-là, quasi aucune recherche approfondie sur les montres proposées n’était disponible. Les catalogues mentionnaient simplement le nom de la marque, le matériau dans lequel elle était produite et une estimation de l’année de production.
À notre arrivée chez Phillips, en 2001, nous avons défini comment nous allions procéder. Nous avons pris la décision que chaque montre devait impérativement être validée par les archives de la manufacture qui l’a produite, si ces archives étaient existantes et si la marque voulait bien nous accueillir. Petit à petit, les portes ont commencé à s’ouvrir.
Aujourd’hui, combien de montres sont ainsi «certifiées»?
Livia Russo. Plus de 90%. Nous sommes la seule maison à procéder ainsi. Les marques ont compris qu’elles avaient un intérêt à partager ces informations, que nous étions un acteur externe important pour la préservation de leur patrimoine.
Est-ce que toutes les montres sont ouvertes et démontées?
A.B. Chez Phillips, oui. Pour ce qui est des marques, chacune travaille de façon différente. Il y a des marques qui ne délivrent pas de certificat sans voir la montre. D’autres fournissent des extraits rapidement, une fois que les numéros de boîtes, de mouvements et de références correspondent à leurs registres d’archives. Avec Audemars Piguet, nous avons un échange constructif car ils disposent pratiquement de la totalité de leurs archives.
Que pouvez-vous dévoiler sur cette vente dédiée à la Royal Oak?
A.B. La Royal Oak a été produite en tellement de tailles, de calibres et de matières différentes que le choix n’est pas aisé. On vise au moins une cinquantaine de pièces. Encore aujourd’hui, des clients nous amènent des pièces jamais vues sur le marché. Il y aura des prototypes, des montres jamais commercialisées, des pièces qui ont appartenu à des célébrités, et quelques scoops. Le travail est en cours.
«Les collectionneurs recherchent aujourd’hui des montres sportives chics qu’ils peuvent porter au quotidien.»
L’année dernière, 27 montres vendues par Phillips ont dépassé le million. Les ventes aux enchères ne contribuent-elles pas à renforcer les processus spéculatifs autour des montres?
A.B. Nous ne pensons pas que l’on puisse parler d’un processus spéculatif dans un contexte global. Les ventes aux enchères sont comme la bourse, ce sont les acteurs qui font les prix. Nous ne sommes que des intermédiaires. Nous ne sommes pas non plus responsables du fait que l’argent ait perdu en valeur. Si les montres atteignent aujourd’hui de tels prix, c’est également le résultat de décisions macroéconomiques indépendantes de nous.
Est-ce que toutes les transactions qui atteignent des prix records sont réelles ou s’agit-il d’opérations marketing pour augmenter la valeur des montres sur le marché?
A.B. J’ai dû adjuger environ 50 000 montres pendant ma carrière. Moins de 500 pièces sont parties dans les mains de musées et de collections des manufactures horlogères. Ce qui représente moins de 1% de mon travail. Il n’est pas justifié de projeter une telle image sur le domaine des ventes aux enchères. Les prix records obtenus pour les pièces maîtresses comme la Rolex Bao Dai, la Patek Philippe 1518 en acier, la Patek Philippe two-crown Worldtime, ou encore la Rolex Paul Newman de Paul Newman ont été adjugées à des collectionneurs privés.
Il y a quelques années, le marché était principalement dominé par deux marques, Rolex et Patek Philippe. Aujourd’hui, des Audemars Piguet, des Omega, des Vacheron Constantin, ainsi que des horlogers indépendants atteignent des prix records. Comment l’expliquez-vous?
L.R. Je pense qu’il s’agit d’une évolution naturelle des goûts intergénérationnels. Les collectionneurs recherchent aujourd’hui des montres sportives chics qu’ils peuvent porter au quotidien. Lorsque des modèles phares deviennent inaccessibles, les collectionneurs cherchent des alternatives valables.
A.B. Jusque dans les années 2000, Patek Philippe était la seule marque qui avait connu des adjudications au-dessus de 1 million de francs. Même si Rolex était déjà la marque la plus reconnue auprès des amateurs, elle n’était pas encore la plus appréciée des collectionneurs. Les Rolex, comme toutes les montres sportives et smart casual, correspondent aux codes esthétiques d’aujourd’hui, tout comme les Richard Mille, les Nautilus ou les Royal Oak. Il y a une influence de la société. Dès que les Daytona ont dépassé la barre du million, les amateurs sont allés découvrir les Speedmaster, les Navitimer ou les Tudor, pour ne citer qu’elles.
«Le prix d’un objet ne peut baisser que s’il y a un vendeur qui est d’accord de vendre à un prix inférieur.»
Est-ce que c’est raisonnable de dépenser autant d’argent pour des objets soumis à des modes?
A.B. C’est l’acheteur qui décide ce qui est raisonnable ou pas. Est-ce possible qu’on se réveille un matin et qu’une montre de collection vaille 20-30% de moins? Oui, théoriquement c’est possible. Je l’ai toujours dit: je ne souhaite pas vendre des montres aux spéculateurs, mais à des collectionneurs. Il importe peu à un amateur que sa montre soit soumise à des fluctuations de valeur. Cela n’intéresse que les spéculateurs. Le prix d’un objet ne peut baisser que s’il y a un vendeur qui est d’accord de vendre à un prix inférieur.
Combien d’acteurs sont des passionnés et combien achètent pour investir?
A.B. J’estime que la majorité de nos acheteurs sont des collectionneurs et amateurs de haute horlogerie chevronnés. À l’inverse, un tiers de nos clients sont certes passionnés, mais accordent également de l’importance au cours du marché et de la valeur de leurs pièces. Je considère seulement 10% d’entre eux comme étant des spéculateurs.
«Là où je vais, je vois des vitrines vides. Je sens des clients frustrés parce qu’ils n’arrivent pas à trouver ce qu’ils aimeraient s’offrir.»
Comment voyez-vous le marché de la montre d’occasion dans dix ans?
L.R. Cela dépend de la production des manufactures. Aujourd’hui, il y a un énorme manque sur le premier marché. Tant que la production n’augmente pas, les prix vont monter. Là où je vais, je vois des vitrines vides. Je sens des clients frustrés parce qu’ils n’arrivent pas à trouver ce qu’ils aimeraient s’offrir.
A.B. Il y a la théorie selon laquelle il s’agit d’une stratégie voulue par les marques. Je ne suis pas complètement convaincu par cette idée. Si une marque veut augmenter sa production, il lui faut plus de locaux, plus de personnel, plus de machines. Il faut ensuite former le personnel. Une machine de haute technologie, cela peut prendre longtemps avant qu’elle ne vous soit livrée. Si les marques veulent augmenter la production de façon significative, cela peut prendre des années.
Quelles sont selon vous les prochaines icônes horlogères?
A.B. Au niveau de la production actuelle, la Bulgari Octo Finissimo. L’Aquanaut de Patek Philippe. La Black Bay 58 de Tudor. Richard Mille est pour moi déjà iconique.
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