Transformation digitale«L’intelligence artificielle manque de bon sens»
KPMG Suisse arrive en tête du classement Statista des entreprises les plus digitalisées du pays. Mais son CEO Stefan Pfister relève que la technologie ne peut pas remplacer totalement le travail approfondi du réviseur.

CEO de KPMG Suisse, Stefan Pfister explique comment entraîner l’ensemble des collaborateurs d’une entreprise sur la voie de la numérisation. Pour lui, si la technologie est une aide, rien ne remplace la rencontre physique.
Vous dirigez KPMG Suisse en tant que CEO depuis huit ans. Qu’est-ce que la numérisation a changé?
La numérisation a modifié notre manière de collaborer. La pléthore de données induit de plus en plus de complexité. Par conséquent, nos clients souhaitent obtenir à partir de ces données de nouvelles connaissances pour leurs activités. Grâce à des méthodologies telles que le data mining, nous pouvons visualiser les données et créer des liens autrefois invisibles.
Dans notre secteur, je constate un essor de la numérisation dans tous les domaines. En matière de fiscalité, par exemple, les programmes modélisent les problèmes de manière presque autonome. Ou dans l’audit: il n’est plus nécessaire de transférer les données du client; via des interfaces, nous pouvons travailler directement dans son réseau. Personnellement, j’ai été surpris par la rapidité avec laquelle nous nous sommes convertis au mode virtuel pendant les confinements.
Les rencontres physiques sont-elles encore nécessaires?
Oui, je le crois. Bien sûr, une équipe bien rodée peut continuer à fonctionner dans des salles de brainstorming virtuelles, même au-delà des frontières nationales et des fuseaux horaires. Mais le niveau de communication informel, essentiel, ne fonctionne que dans les échanges réels. La dynamique qui en résulte est différente. Et il faut savoir que les jeunes collaborateurs se sentent souvent perdus lorsqu’ils débutent leur premier emploi depuis leur domicile. L’échange avec leurs collègues, surtout avec les plus expérimentés, leur manque. Nous avons constaté que cela avait un impact sur leur période d’adaptation.
«À l’avenir, nous limiterons les déplacements au strict nécessaire, car cela permet de gagner en efficacité et c’est mieux pour l’environnement.»
Mais de nombreux conseillers ont certainement apprécié de renoncer aux voyages, et de se découvrir une vie privée.
À l’avenir, nous limiterons les déplacements au strict nécessaire, car cela permet de gagner en efficacité et c’est mieux pour l’environnement. Nous appliquons un modèle de travail hybride. Nos collaborateurs travaillent à moitié chez le client et l’autre moitié au bureau ou à domicile. Il ne faut pas oublier que nous avons besoin d’interaction et d’échange avec les autres. Rares sont les gens qui sont contents de travailler uniquement chez eux, dans une petite pièce silencieuse.
Il n’y aura donc pas de retour au travail après le Covid?
Le bon côté de la pandémie est qu’elle a favorisé l’émergence de nouveaux modèles de travail hybrides. L’organisation traditionnelle du travail ne correspond plus aux besoins actuels des entreprises.
«Plus rapide, meilleur, plus individuel»
La pandémie a également fait naître l’idée du métavers, un monde numérique parallèle, dans lequel nous ne nous rencontrons plus que virtuellement. Est-ce bien raisonnable?
Nous suivons l’évolution de la situation. Dans le monde des affaires, l’utilisation du métavers à grande échelle n’a pas d’utilité. Ainsi les lunettes de réalité virtuelle ne sont-elles pas encore au point techniquement. Les mondes parallèles nécessitent une puissance de calcul exorbitante. En outre, après deux ans de travail en virtuel, les clients apprécient le contact personnel.
«Ce qui a changé, c’est la rapidité avec laquelle le marché exige de nouvelles solutions.»
La digitalisation a-t-elle changé le modèle d’affaires de KPMG?
Notre activité reste centrée sur notre mission principale, à savoir résoudre les problèmes de nos clients. Ce qui a changé, c’est la rapidité avec laquelle le marché exige de nouvelles solutions. Les besoins sont très variés. Plus rapide, meilleur, plus individuel – c’est désormais le mot d’ordre général.
Face aux cyberattaques
Le secteur des cyberrisques est en plein essor. Il n’y a pas si longtemps encore, ils n’existaient même pas.
Nous conseillons nos clients en matière de cyberrisques depuis plus d’une décennie. Mais je suis d’accord avec vous: ces dernières années, avec l’avancée de la numérisation, la demande pour nos services et conseils a littéralement explosé. Le travail à domicile et les nouveaux appareils qui se connectent au réseau de l’entreprise créent de nouvelles failles pour des attaques.
Certains de vos concurrents, comme Capgemini, vont plus loin. Ils ne se contentent plus de faire du conseil en matière de numérisation, mais réalisent aussi la conception. Est-ce envisageable pour KPMG?
Pour les «Big Four» du secteur de l’audit qui, outre KPMG, sont EY, Deloitte et PricewaterhouseCoopers, cela fait peu de sens. Ne serait-ce qu’en raison des exigences réglementaires. Si nous devions intervenir activement au niveau de la gestion de l’entreprise d’un client, un problème d’indépendance se poserait dès lors que nous recevrions un mandat d’audit.
«L’intelligence artificielle manque de bon sens. Elle ne peut pas nous remplacer.»
Le Big Data, associé à l’intelligence artificielle, modifie l’analyse d’informations. Qui a encore besoin de réviseurs?
De plus en plus, la numérisation prend en charge les travaux de routine et crée la meilleure base de décision possible, mais il subsiste une marge d’appréciation. Et là, l’expérience de l’auditeur est requise. L’intelligence artificielle manque de bon sens. Elle ne peut pas nous remplacer.
Dans le cas du scandale Wirecard, les bilans ont été sciemment manipulés et c’est passé inaperçu longtemps. Une telle situation sera-t-elle encore possible à l’avenir?
La numérisation permet de mettre à jour ce genre d’aberrations. Il faut alors toute l’expérience d’un auditeur pour pouvoir traiter correctement les agissements criminels. Il y aura toujours moyen de frauder. Mais cela deviendra de plus en plus difficile.

Les leçons de la numérisation
Vous mentionnez souvent l’expérience de vos employés. Toutefois, les collaborateurs de KPMG en Suisse sont âgés en moyenne de 34 ans.
Nous nous considérons comme le bras armé de l’enseignement et nous offrons aux jeunes diplômés des hautes écoles une plateforme pour qu’ils se perfectionnent en tant que fiscalistes, auditeurs ou experts fiduciaires. Ensuite, nombre d’entre eux souhaitent compléter les compétences acquises chez nous par une expérience à l’étranger ou auprès de nos clients. Dans le meilleur des cas, ils nous reviennent. Ce modèle fonctionne depuis des décennies, car nous avons besoin aussi bien des jeunes que des collègues plus expérimentés.
Les besoins de la jeune génération sont-ils différents en matière de numérisation?
En matière de numérisation, les exigences ne diffèrent pas autant qu’on pourrait le penser entre les générations. Les jeunes veulent avant tout apprendre et se développer. Quant aux collègues plus âgés, ils doivent se mettre à jour afin de garantir la qualité de leurs prestations. C’est pourquoi, nous avons mis en place une vaste plateforme d’apprentissage en ligne, adaptée aux besoins de chacun. Cette personnalisation aurait été impossible sans la numérisation.
Quelles sont les principales leçons que vous tirez de la numérisation?
Premièrement, la numérisation n’est pas une question d’âge, ni d’expérience. Deuxièmement, la compréhension génère automatiquement l’enthousiasme. Mais cela implique de donner aux collaborateurs le temps de se préparer et de s’adapter. Troisièmement, nous ne pouvons pas faire l’économie de travailler avec les grands fournisseurs de logiciels ou de services de cloud. Grâce à ces alliances, nous pouvons résoudre les problèmes de nos clients de manière plus globale et plus rapide.
Dans de nombreux secteurs, les grands groupes technologiques comme Google ou Microsoft se muent en rivaux pour les entreprises établies de longue date. Pour KPMG aussi?
Comme tout changement en profondeur, la numérisation offre des opportunités à de nouveaux acteurs du marché. Les grands groupes technologiques augmentent surtout le rythme des innovations. Toutefois, au-delà d’une certaine taille, les entreprises ne peuvent plus se passer du soutien de sociétés de conseil comme KPMG, en particulier lorsqu’elles opèrent à l’international.
«Le processus d’apprentissage est important. Avec le temps, la numérisation passe de priorité stratégique à compétence clé permanente.»
Quelles sont les clés du succès pour les entreprises numériques?
Les entreprises qui se considèrent comme des écosystèmes numériques sont plus performantes. Elles commencent déjà par leurs processus internes. Chez KPMG, nous avons un département qui se consacre exclusivement à l’innovation numérique – même si à la fin toutes les idées ne pourront pas être mises en œuvre. Le processus d’apprentissage est important. Avec le temps, la numérisation passe de priorité stratégique à compétence clé permanente.
Existe-t-il un retard à rattraper suite à la pandémie?
De manière générale, l’économie a bien traversé la pandémie. Naturellement, certains projets ont été reportés, notamment là où une étroite concertation sur place était indispensable, par exemple, pour le traitement judiciaire des sinistres. De mon point de vue, l’impact de la problématique de la chaîne d’approvisionnement sur le développement économique restera pendant longtemps encore difficile à évaluer. Si l’industrie de production ne peut pas fonctionner normalement, cela freine également les projets de transformation.
Quelles sont les particularités de l’activité de conseil en Suisse, un pays où les salaires sont élevés?
En Suisse, avec un taux de chômage d’environ 2%, les collaborateurs bien formés sont une rareté sur le marché. Aujourd’hui déjà, nous pourrions sans problème engager une centaine de conseillers supplémentaires pour nos projets, mais le marché du travail dans ce domaine est asséché, et la législation complique le recrutement de professionnels étrangers. Dans les années à venir, nous allons donc mettre l’accent sur la délocalisation, également sur la délocalisation de proximité, en Allemagne par exemple.
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