
C’est une exposition presque clandestine, comme souvent à l’Espace Arlaud de Lausanne. Pas d’affiches en ville. Aucun calicot sur la façade, place de la Riponne. Celle-ci se voit du reste masquée par une sorte de kiosque, et il y a en plus marché le samedi. Ajoutez que les honnêtes passants évitent le lieu, qui passe pour la Cour des Miracles cantonale. J’ajouterai enfin que, vu l’actualité hivernale, la grande porte grise demeure fermée. Un mauvais signe quand on sait que le MCB-a a déménagé en 2019 à Plateforme10 à côté de la gare!
Des espaces gigantesques
Et pourtant… L’ancien musée accueille parfois des expositions intéressantes. Elles tournent souvent, comme celles du Pavillon de l’Estampe au Jenisch de Vevey, autour de l’Atelier de Saint-Prex, promu chapelle vaudoise. Il y a ainsi eu une immense rétrospective Edmond Quinche en 2019. Rainer Michael Mason avait mieux réussi en 2020 celle dédiée à Pietro Sarto en se contenant de deux étages. C’est que le lieu en comprend quatre dans cette ville tout en pentes, dont les dernières se trouvent en dessous du niveau de la Riponne. Cela fait beaucoup de murs blancs, surtout quand les œuvres se révèlent de petite taille… On imaginerait plutôt ici des pièces monumentales, avec si possible une ou deux sculptures un tant soit peu musclées venant meubler le centre des salles.

C’est aujourd’hui Albert-Edgar Yersin (1905-1984), le miniaturiste de la gravure, qui a ici droit à son hommage. Proposé par Sébastien Mettraux en collaboration avec la fondation vouée à la mémoire de l’artiste (dont deux des trois fils sont déjà morts), il occupe l’espace entier avec passé deux cent cinquante œuvres. Soyons justes, le commissaire a voulu laisser une place aux compagnons et compagnes de route. Il y a les maîtres, même s’ils ne sont pas forcément plus âgés que Yersin. Je pense à Pietro Sarto ou à Albert Flocon. Plus les disciples. Notre homme a enseigné la taille-douce de 1958 à 1969 à Lausanne, dans une école se trouvant précisément dans ce qui est devenu l’Espace Arlaud. D’où la présence aux cimaises d’Ilse Lierhammer, d’Edmond Quinche, de Pierre Schopfer ou de Marianne Décosterd. Des artistes qui s’inscrivent dans une lignée se situant aujourd’hui à contre-courant. Leur production dit l’amour du beau métier et le respect du médium, même poussé à ses extrêmes. Il avait ainsi fallu inventer un procédé de double encrage afin de permettre l’impression des estampes de Yersin, tant elles comportaient d’infimes détails.

Né en 1905 à Vevey, presque immédiatement orphelin de père, élevé à New York, puis au Chili, Albert-Edgar Yersin a pourtant mis beaucoup de temps à se trouver. Le débutant, puis l’homme déjà mûr ont tâtonné durant des décennies. Elles sont à découvrir dans l’Espace Arlaud, même si celui-ci se focalise bien sûr sur les décennies d’accomplissement. Il y a ainsi des croquis réalistes assez peu marquants tracés à Paris dans les années 1930. Puis les premiers dessins non-figuratifs d’après-guerre. Sous les toits vient enfin une peinture abstraite, exécutée à l’émail entre 1950 et 1960. Elle constitue une triple surprise. Yersin voit cette fois grand. Le résultat se veut très coloré. Il y a surtout, chez cet artiste qu’on imagine toujours travaillant à la loupe, une tentative de «se lâcher». Le spectateur sent cependant vite que ces toiles demeurent en réalité calculées, comme celles qui s’exécutaient en France à la même époque. Rien à voir avec le «dripping» à l’américaine, où règne un hasard plus ou moins maîtrisé.

Le reste des espaces, où les œuvres flottent un peu, se voit réservé à la production des années 60 à 84, alors que Yersin se trouve enfin délivré de ses tâches alimentaires comme la création de timbres-poste (qui ont pourtant conditionné sa vision) ou de cadrans de montres. L’artiste quinquagénaire, puis sexagénaire «et plus» dispense ses cours et commence enfin à vendre. On sait que son exposition à la galerie L’Entracte de Lausanne en 1969 lui a permis de souffler. La tardive reconnaissance était finalement venue. Yersin a alors pu accorder davantage de temps à son art personnel et voyager en compagnie de sa compagne, puis seconde épouse, la photographe Henriette Grindat. Expéditions lointaines, mais aussi excursions proches. Yersin prenait le train omnibus pour aller admirer des paysages volontiers montagneux. Ils fournissaient matière à une part peu connue de sa création, même s’il y en avait plusieurs exemples dans l’hommage rendu à l’artiste par le MCB-a en 2020 dans son Espace Focus.

Tout cela, plus quelques mini sculptures (un médium qu’Albert-Edgar Yersin abandonnera comme la peinture après 1960) occupe parcimonieusement l’espace. Nous sommes en général dans le domaine du petit, voire de l’infime. Les œuvres sont faites pour être vues de près. Le spectateur doit en découvrir lentement les détails. Il lui faut pour cela accomplir un salutaire effort. Nous sommes à l’opposé de l’Art Unlimited d’Art/Basel, où le regardeur se voit sans cesse invité à reculer pour voir les choses, ne serait-ce qu’à moitié. Le regard proche exige du temps et de la concentration, dans une époque qui prétend ne plus en avoir. L’œuvre dessiné et gravé de Yersin ne s’affirme pas avec autorité, voire insolence. C’est une petite musique. Une poésie. Le Vaudois a du reste beaucoup illustré de poètes, anciens, modernes et contemporains. Un autre lien culturel qui s’est aujourd’hui distendu, puis rompu. Vous imaginez les ex-étudiants de la HEAD genevoise ou de l’ECAL vaudoise illustrer de grands écrivains, vous?
P.-S. Certaines œuvres sont à vendre. Il y a longtemps que je n’avais pas vu cela dans une exposition proposée par un lieu officiel. En temps normal, le préposé vous répond, en baissant chastement les yeux, que «l’on peut vous mettre en contact avec l’artiste». Ici, les prix se voient clairement indiqués sur la brochure d’accompagnement.
Pratique
«Yersin, Mes proches planètes» (allusion à une série d’estampes entreprise en 1974), Espace Arlaud, 2bis, place de la Riponne, Lausanne, jusqu’au 10 avril. Tél. 021 316 38 50, site www.musees.vd.ch/espace-arlaud et www.yersin-artiste.ch où d’innombrables œuvres sont en ligne. Ouvert du mercredi au vendredi de 12h à 18h, le samedi et le dimanche de 11h à 17h. Luxueux catalogue illustré, édité par La Dogana. Les Cahiers dessinés ont par ailleurs publié, avec des textes de Frédéric Pajak et de Sébastien Dizerens, un livre qui vient de paraître. «Albert-EdgarYersin, Je dessine et je m’obstine» comprend 208 pages très illustrées.
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Exposition à Lausanne – L’Espace Arlaud offre au public la totale Yersin
Albert-Edgar Yersin y est montré comme graveur, dessinateur mais aussi peintre et sculpteur. Un livre des Cahiers dessinés sort simultanément.