
Dans sa « lettre libérale » publiée dans Le Temps du lundi 6 décembre 2021 et intitulée « La vérité sur les vertus éthiques du capitalisme », Emmanuel Garessus attaque frontalement les conclusions du rapport de Caritas selon lequel un Suisse sur six vivrait dans une situation de pauvreté. Il croit s’en prendre à un misérabilisme illégitime d’une frange « gauchiste » qu’il semble détester. Ecrire une telle tribune dans un contexte de pandémie qui use à petit feu les ménages aux revenus les plus modestes est faire preuve d’un manque d’élégance certain. Mais passons. Le problème majeur est qu’il prend un parti aussi extrémiste qu’irréel en faveur d’un capitalisme libéral fantasmé. Nous souhaitons ici dans cette réponse revenir sur les références qu’il convoque, rétablir quelques faits et rappeler des points essentiels de la pensée libérale dont il se réclame, notamment celle de deux auteurs classiques, Adam Smith et Alexis de Tocqueville.
Premier problème : le livre auquel se réfère Emmanuel Garessus, The Bourgeois Virtues de Deidre McCloskey, est sorti en 2006, avec des références plus anciennes. Il ne décrit pas la réalité actuelle. Il précède les sauvetages massifs de 2008 et 2010-12 (crise des subprimes et crise de l’euro), qui ont définitivement eu raison du système libéral. Il n’est en effet plus possible de qualifier notre ordre de libéral depuis lors, mais c’était déjà vrai au tournant du millénaire. Les ouvrages suivants de Deidre McCloskey, auxquels M. Garessus ne fait pas référence, datent de 2011 et de 2016, et tous deux insistent sur le fait que l’enrichissement doit plus à l’innovation qu’à l’accumulation de capital. Cela est complètement omis du texte du journaliste, qui plaque ses propres idées et celles de l’Institut libéral, doctrinaire s’il en est, sur le propos en réalité beaucoup plus nuancé de cette auteure académique.
Passons aux erreurs factuelles de sa tribune. Il est faux de décrire le système actuel comme « un système qui défend la liberté individuelle, un marché sans planification centrale ». Ce système n’existe pas aujourd’hui : dans un système véritablement libéral, l’entreprise et l’investisseur auraient la liberté de gagner, mais aussi de perdre. Or ce n’est absolument pas le cas à notre époque. Les banques centrales administrent littéralement les marchés financiers et leur offrent un plancher à la baisse, à savoir une garantie implicite de sauvetage, permanente. Nous avons clairement une planification centrale des taux et des prix des actifs. Ne pas voir ça, lorsqu’on est journaliste financier, est regrettable.
Ensuite, Emmanuel Garessus parle de « pauvreté », mais il oublie de parler de la notion de loin la plus pertinente : les inégalités, c’est-à-dire les écarts de revenu et de fortune entre les plus riches et les plus pauvres. Selon Thomas Piketty, qui a largement documenté la question, les inégalités actuelles n’ont jamais été aussi grandes depuis l’aristocratie du 19e siècle et le début du 20e siècle, avant les deux guerres mondiales. Aujourd’hui, pour la première fois depuis l’après-guerre, les nouvelles générations s’attendent à être plus pauvres que leurs parents, et le travail ne permet plus autant l’ascension sociale ou l’accès à la propriété que durant les Trente Glorieuses, a démontré Piketty. Les sociologues Wilkinson & Pickett ont démontré que les sociétés inégalitaires étaient porteuses de conflit social, de perte de confiance dans les institutions, d’augmentation de la violence, de détérioration de la santé, de recul de l’espérance de vie. Ce n’est pas exactement un « succès ».

Faux encore : parler de « libéralisme » pour décrire le régime actuel. L’économiste britannique Mariana Mazzucato, dans son ouvrage The Entrepreneurial State, a démystifié le mythe du libéralisme occidental. Elle a démontré que toutes les grandes entreprises, à commencer par Google, Apple ou Tesla, mais aussi les Big Pharmas, ont bénéficié de fonds étatiques d’amorçage, de financement public pour leur R&D, sans compter les investissements collectifs colossaux consentis dans internet pour permettre l’essor des Big Techs. Tous ces groupes ont ensuite privatisé les gains sans rien rendre, ou si peu, à la société. Et comme déjà évoqué, lors des crises, il y a eu des sauvetages publics massifs de secteurs entiers, comme les banques, l’automobile, les compagnies aériennes, là où un système vraiment libéral aurait laissé des faillites se produire librement. Résultat, comme l’a très bien décrit l’économiste Thomas Philippon dans The Great Reversal, l’Amérique d’aujourd’hui, malgré la fausse conception qu’en répand Deidre McCloskey, est tout sauf libérale. C’est un pays de monopoles bien ancrés et c’est aussi le plus inéquitable de tous les systèmes : étatiste à la baisse (socialisation des pertes), et libéral à la hausse (privatisation des profits). Le soutien public qui a permis de socialiser les pertes n’a pas sa place dans un système véritablement libéral. On ne peut pas vivre avec cette asymétrie : le contribuable paye les pertes du privé lorsque tous les profits sont empochés par le privé. Cette équation n’a rien de libéral, elle a vidé le concept de son sens. Ce libéralisme-là est un mythe complet, entretenu par des doctrinaires et des bénéficiaires de ce système.
Affirmer que le riche « est un bouc émissaire » est l’argument, misérabiliste pour le coup, classique : on veut présenter la classe des ultra-riches comme la grande victime. Pourtant, les plus fortunés comme Jeff Bezos ou Elon Musk ont payé zéro impôts fédéraux aux Etats-Unis ces dernières années, en allant dans des Etats qui sont des niches fiscales, et en utilisant les failles du système (s’endetter sur ses participations dans l’entreprise au lieu de se verser un salaire, etc). Si les plus riches ont des stratégies leur permettant de payer moins d’impôts que la classe moyenne, qu’y a-t-il là d’éthique, dans un pays comme les Etats-Unis où désormais, les 400 ménages les plus riches paient un taux d’imposition inférieur aux 50% les plus pauvres ? Il est donc choquant de voir des éditorialistes défendre cette situation au mépris de faits élémentaires, en dépeignant une fiction digne des utopies néolibérales les plus folles de Thatcher ou de Reagan qui avaient au moins le mérite de ne pas s’être heurtées à la réalité empirique de 40 ans d’histoire économique.
De même, il est inexact d’affirmer que « les riches financent le budget de nombreuses familles et celui de l’Etat ». C’est à nouveau mentionner une toute petite partie de l’équation et dissimuler le reste. Elon Musk a reçu 5 milliards d’aides étatiques au démarrage de Tesla et de SpaceX, qu’il n’a pas rendu à la société. De manière générale, ce qui est rendu à la société est infinitésimal par rapport à la contribution collective qui a permis l’essor de ces entreprises, et c’est bien là le problème de la philanthropie : des milliards sont économisés sur des impôts dus à la société, parfois sur des salaires de base non valorisés, sur des délocalisations agressives ; puis des montants sont donnés sous forme de philanthropie, qui sont déductibles des impôts, et qui sont une fraction de ce qui a été gagné. Il faut aussi rappeler que depuis 15 ans, les grandes entreprises ont versé des dividendes record à leurs actionnaires, qui ont dans le même temps bénéficié de performances boursières record, alors qu’au même moment les salaires de base des travailleurs de ces entreprises ont stagné, concurrencés par les bas salaires des pays émergents. Par exemple, entre 2009 et 2018, les dividendes distribués aux actionnaires par les sociétés cotées au SMI (l’indice phare de la Bourse suisse) ont grimpé de plus de 50%, tandis que les rémunérations réelles payées aux travailleurs progressaient d’à peine 0,8% en moyenne annuelle, puis ont reculé en 2019, en raison de l’inflation. Une redistribution massive des richesses s’est opérée vers le haut, véritable caractéristique du monde développé durant ces deux dernières décennies.

Il est en outre trompeur de se réjouir du fait qu’il y a des centaines de nouveaux milliardaires en 2020, comme s’ils s’étaient faits eux-mêmes. La valorisation à la hausse des fortunes doit énormément aux banques centrales. Même le Financial Times, le Wall Street Journal, la Banque des règlements internationaux (BRI) et les études d’UBS sur la richesse rappellent toutes que l’enrichissement des dernières années doit beaucoup aux injections sans précédent de la Fed et de la Banque centrale européenne qui ont fait artificiellement monter les valeurs des marchés. C’est un gros bonus offert par la planche à billets, en quelque sorte. Emmanuel Garessus ne tient pas compte de cet élément majeur.
En bref, affirmer que « le capitalisme libéral est une réussite » est une contre-vérité. L’Etat et le contribuable ont payé pour toutes les dernières crises, sans exception. La perte de confiance dans les institutions n’est pas sans lien avec ce problème fondamental. A chaque crise, ce sont les classes travailleuses qui paient. Quand le secteur privé prend de gros risques pour récolter des gains démesurés, mais qu’un krach inévitable est causé par ces risques, un système véritablement libéral impose de supporter les pertes, comme étant le coût du risque. C’est là une condition élémentaire dans la théorie libérale. Or dans le système actuel, les déchets des stratégies d’ultra-profit sont systématiquement facturés à la collectivité. Tout sauf la définition du libéralisme. On est même face au système le plus illibéral qui soit. Cela explique l’endettement de plus de 100% du PIB des pays développés, surtout depuis 2008. Les graphiques des ratios de dette sur PIB sont en effet très éloquents à cet égard et ne laissent aucun doute sur les causes de l’endettement public : il est le résultat des sauvetages massifs du secteur privé après 2008 et la crise de l’euro (2010-2012). Ces sauvetages ont mis hors de danger le secteur privé, mais les citoyens ont payé, après 2010, une décennie d'austérité de leur poche, et de la poche de leurs enfants, car les Etats étaient ruinés. Il s’agit du plus gros transfert de richesse publique vers le privé dans l’histoire moderne. Tout cela a été analysé et documenté. Grâce aux sauvetages publics, il n'y a quasiment eu aucune faillite bancaire, aucun des bonus démesurés de la bulle spéculative n'a été retourné, et ces gains ont été empochés pour toujours. Aucun financier n’est allé en prison ni a été sanctionné, mais l'économie réelle et les salaires réels ont reculé sur 10 ans, et les services publics se sont délabrés. Où est la vertu ? Où est l’éthique ? Où est le « cœur » du capitalisme ? N’est-on pas plutôt situés aux antipodes de toute vertu ?
Avec la crise du Covid, idem : le sauvetage des marchés financiers a encore représenté 10'000 milliards injectés dans la bourse américaine et européenne. Ce coût est porté par la collectivité. En effet, la planche à billets dévalue l’épargne du plus grand nombre en créant de l’inflation. C’est comme une taxe prélevée sur tous pour enrichir les portefeuilles de quelques-uns (10% de la population ont des portefeuilles boursiers). Même la Réserve fédérale admet que sa politique accroît les inégalités.
Venons-en aux grandes libertés d’interprétation des auteurs classiques du libéralisme et de leurs concepts que prend M. Garessus. Il ne la cite pas dans l’article, mais elle est sous-jacente à tout son discours : il s’agit encore d’une fois de la fameuse « main invisible » d’Adam Smith, l’économiste écossais du 18e siècle. Cette « main invisible », rappelons-le, n’est mentionnée qu’une fois dans son considérable ouvrage de 1280 pages, La richesse des nations (publié en anglais en 1776). Alors que l’auteur l’utilise avant tout comme une métaphore à but heuristique à prendre avec des pincettes, elle aura été reprise au pied de la lettre, puis transformée comme une figure quasi-religieuse, plus de deux siècles plus tard par nombre de penseurs néolibéraux.

A l’instar d’Émile Durkheim, le fondateur de la sociologie française, qui définira en 1895 le « fait social » dans Les règles de la méthode sociologique, comme étant notamment extérieur à l’individu pour souligner la nature singulière de ce que l’on appellera plus volontiers par la suite des « structures sociales », Adam Smith aura très probablement utilisé l’idée d’une « main invisible » pour exprimer un mécanisme qui semble agir en dehors des consciences humaines. Il faut placer cet usage dans son contexte historique et épistémologique, c’est la naissance de la macroéconomie libérale. Et si dans le cas du sociologue français, le « fait social » est un concept central et fondateur, clairement défini et donnant lieu à une méthode scientifique s’inscrivant dans les traces du positivisme d’Auguste Comte ; dans le cas de l’économiste classique, la « main invisible » n’est ni un concept central et encore moins un outil méthodologique. En somme, le penseur cherchait très probablement à exprimer les effets d’autorégulation que peut exprimer un marché ouvert, sans pour autant ériger le mécanisme comme un principe central d’économie politique. Mais surtout, son appel à encadrer une économie libérale par une vision puis une politique humaniste est chroniquement oublié. C’est ainsi, et c’est un phénomène fréquent présent dans toutes les sciences humaines et sociales, que les disciples deviennent plus radicaux que leur maître à penser, en ne retenant que ce qu’ils ont compris ou ce qu’il les arrange, le plus souvent à des fins politiques.
Faut-il attribuer au même phénomène l’ineptie, mais aussi l’anthropomorphisme à propos du supposé « cœur invisible » du marché que M. Garessus n’aura pas manqué de reprendre dans son article ? Si Adam Smith a utilisé une fois la métaphore de la « main invisible » dans son texte, il n’a pas osé le « cœur invisible ». Une notion somme toute bien pertinente si on y réfléchit bien, car il est en effet fréquemment bien invisible ce cœur-là… Critiquer celui des associations caritatives, bien visible celui-ci, comme Caritas pour lui préférer un ersatz théorique capitaliste quasi mystique, il fallait oser. Là encore, l’histoire ne donne pas raison à l’éditorialiste genevois. Il y a bien eu, en effet, un « capitalisme paternaliste », qui a commencé à se développer dans la deuxième moitié du 19e, avec la figure d’un grand entrepreneur qui se soucie du bien-être de ses employés, non sans toutefois une certaine condescendance. On ne garde pas les cochons ensemble. C’était certes un capitalisme qui assurait un emploi à vie à ses employés et dont les velléités d’accroissement des profits devaient composer avec les revendications des syndicats d’ouvriers, donnant lieu à un rapport amour-haine en fait traversé par un certain respect mutuel. Or, comme le soulignaient déjà Boltanski et Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme (1999), ce capitalisme-là est mort et enterré. Il a laissé place à un « nouvel esprit du capitalisme », c’est-à-dire un capitalisme guidé par des projets à court terme et des emplois limités dans le temps. Leur analyse approfondie de milliers de pages de discours managérial fait émerger la figure d’un employé qui devient de facto un entrepreneur de lui-même. Et c’est bien ce capitalisme là que Emmanuel Garessus semble défendre. Mais ce capitalisme-là ne brille pas par la présence « d’un cœur invisible ». Et c’est prendre peu de hauteur que de ne pas adopter un point de vue global qui prend en compte la guerre féroce que se livrent les pays capitalistes les plus influents du monde. On se demande où est ce « cœur invisible » dans les lignes de production de H&M, Calvin Klein ou Guess en Ethiopie où les salariées gagnent 23 euros par mois, ou de fabrication des iPhones dans les usines de Foxconn en Chine.
Mais surtout, l’auteur de la tribune convoque Tocqueville, croyant l’opposer à une pensée humaniste de gauche. Là encore, c’est mal connaître l’intellectuel aristocrate qui, à la suite de son voyage aux Etats-Unis en 1831-1832, en pleine période de Restauration, écrira dans le premier tome De la démocratie en Amérique (1835) son émerveillement pour la démocratie américaine qui donne pleins pouvoirs au peuple. Mais aussi, et c’est ce que semble oublier M. Garessus, il y défend fermement l’égalité des chances, voire l’égalité sociale tout court. Reprenons ici la citation pourtant célèbre de Tocqueville : « Si, enfin l’objet principal du gouvernement n’est point (…) de donner au corps entier de la nation le plus de force ou le plus de gloire possible, mais de procurer à chacun des individus qui le composent le plus de bien être, et de lui éviter le plus de misère : alors égalisez les conditions, et constituez le gouvernement de la démocratie ». On ne peut être plus clair.

Or, cet idéal tocquevillien est annihilé dans le projet de réforme que l’auteur de la tribune appelle de tous ses vœux. Si la réalisation de l’égalité des chances a incontestablement du plomb dans l’aile, elle n’en reste pas moins une valeur centrale des démocraties modernes, tout du moins dans les social-démocraties européennes. Ce qui fait que Tocqueville se définit lui-même comme libéral est avant tout son obsession pour la liberté, avant même celle de la liberté économique, bien que la deuxième soit certes un produit historique de la première. Ce n’est absolument pas de faire passer les intérêts économiques privés avant tout, sans limites, avec le postulat que la société se définit causalement à partir de son système économique – un posultat marxiste en fait. Car sans le savoir, sur un plan de la théorie sociale, Emmanuel Garessus serait même ironiquement davantage marxiste que tocquevillien. D’ailleurs, comme le fait remarquer le sociologue Coenen-Huther dans son Que sais-je ? consacré au penseur français (1997), dans le deuxième tome De la démocratie en Amérique, l’artistocrate du 19e amoureux de la démocratie adopte un style quasi marxiste en développant par moments ce qui pourrait être l’esquisse d’une théorie du cercle vicieux de la pauvreté. Pourtant, on suppose qu’il n’aura pas lu Marx. Il faut croire qu’il observait des faits empiriques tout à fait objectifs. Aussi, Emmanuel Garessus semble ignorer ces allures parfois marxistes prises par Tocqueville tout au long de son œuvre. La différence majeure est, bien entendu, dans les solutions proposées. Marx propose une révolution qui passe par une « dictature du prolétariat » (qui n’a d’ailleurs finalement jamais abouti), alors que Tocqueville — on imagine assez bien comment il aurait reçu l’idée d’une telle « dictature » – propose des instruments politiques concrets et rapidement réalisables pour lutter contre les inégalités sociales. C’est ce qui fait de Tocqueville un éventuel marxien mais pas un marxiste. En effet, chez les penseurs, on fait volontiers la distinction entre être marxiste (adhérer au projet politique du Manifeste communiste de Marx et Engels) et être marxien (se nourrir de la richesse théorique des travaux de Marx).
Pour conclure avec Tocqueville et pour dissiper tout malentendu, sa phobie n’aura jamais été l’égalité des conditions ni l’interventionnisme étatique. Tocqueville n’aura eu de cesse de défendre un modèle de démocratie où règnent en maître bien entendu la liberté, et c’est en cela que Tocqueville est avant tout libéral, mais aussi, n’en déplaise à Emmanuel Garessus, l’égalité des conditions. Sa vraie phobie est la centralisation du pouvoir et de l’administration qui présentent, pour le penseur qui aura vécu le régime de la Terreur et dont les parents auront été sauvés de justesse de l’échafaud, un risque majeur pour la défense de la liberté. C’est cette liberté qu’il veut défendre avec un système politique décentralisé avec des pouvoirs locaux et régionaux, le renforcement d’associations de citoyens et par là le renforcement de la désormais bien connue « société civile ». Mais en aucun cas par un délitement du pouvoir politique, comment le souhaitent non pas les libéraux qui se réclament de la pensée tocquevillienne, mais les libertariens, dont M. Garessus semble faire partie. Il rejoindrait alors bien davantage un Robert Nozick qui défend l’idée d’un Etat minimaliste n’ayant plus qu’à assumer les tâches régaliennes telles que, dans les grandes lignes, assurer la sécurité du territoire et le respect du droit à la propriété.
Mais encore, le journaliste oublie le deuxième tome du penseur du 19e siècle qui prédit avec une acuité singulière les écueils des démocraties libérales. Tocqueville y craint avant tout un désengagement politique du citoyen moderne, son repli sur soi, sur sa sphère privée, sur sa sphère familiale et ses amis proches, laissant libre court à un individualisme effréné qui le déconnecterait ainsi de la nécessaire défense du bien commun. Ce bien commun qui œuvre précisément à perpétuer l’égalité des conditions et la liberté, selon lui les deux faces d’une même médaille. Cet individualisme qu’il craint et qu’il oppose à un « individualisme collectif » dans son autre ouvrage majeur, L’Ancien régime et la révolution (1856), s’il devient absolu, fera le lit, selon lui, des tyrannies et du despotisme. A commencer par une « tyrannie de la majorité », concept cher à Tocqueville, qui risque de se nourrir des pires des populismes motivés avant tout par une préservation des privilèges matériels individuels. Pour Tocqueville, et on peut y voir l’esquisse d’une critique de la société de consommation, le confort matériel individuel mène au désintérêt de la politique, qui mène quant à lui à un potentiel retour du despotisme.

Outre le principe d’égalité des chances, il en va de même du principe de solidarité et de la défense du bien commun. Là encore, M. Garessus remonte le progrès social à contre-courant. Il critique vertement la politique des conseillers fédéraux sur la gestion de la crise sanitaire et par là le système de santé. Pourtant, cette crise aura eu un mérite, celui de mettre un frein au démantèlement du principe de solidarité de l’assurance maladie qui œuvrait discrètement mais sûrement ; un démantèlement consistant en une ultra-individualisation des risques rendu possible par un big data florissant, par ailleurs peu respectueux de la vie privée numérique. Jamais depuis longtemps on se sera autant rendu compte que la santé est avant tout une affaire publique et, par conséquent, un bien commun. Dans ce contexte, le chroniqueur du Temps appelle pourtant à un démantèlement radical de l’assurance maladie en proposant un système d’épargne-santé que des acteurs rationnels et responsables sauraient gérer. Sociologiquement, une telle idée est d’une naïveté absolue. En sciences sociales, la conception de l’individu purement rationnel a fait long feu. Même les sciences cognitives qui ont pour principe fondateur de comparer le cerveau à un ordinateur ultraperfectionné, un principe que l’on pourrait percevoir comme l’aboutissement ultime d’une conception de l’individu comme un être rationnel, se focalisent sur la question de la gestion des émotions et des capacités ou incapacités cognitives des individus à appréhender de façon rationnelle la réalité. S’étant invitées depuis une dizaine d’années dans les sciences sociales, elles démontrent, comme la sociologie classique, que l’éducation et le milieu social exercent une influence majeure sur la construction du cerveau et donc sur sa capacité à adopter un raisonnement rationnel. Dans un tel contexte, M. Garessus se retrouve désormais bien seul à défendre encore la figure d’un homo economicus uniquement guidé par sa rationalité et doté d’une capacité innée à maximiser ses intérêts selon un calcul entre coûts et bénéfices. Et même si cela était possible, un choix rationnel opéré à un moment donné peu vite apparaitre comme irrationnel plus tard, en raison du fait que notre société n’est plus aussi prévisible qu’elle l’a été lors de l’émergence des théories du choix rationnel.
Oui, sur le temps long et dans une perspective macro-économique le capitalisme a pu être vertueux et a sorti de la misère une partie importante de la population mondiale, c’est indéniable. Mais il n’a pas été éthique car le prix à payer a été très lourd sur le plan moral : l’esclavagisme qui régnait pendant la révolution industrielle, le colonialisme, les luttes sociales, les crises économiques et la montée du fascisme qu’elles ont provoqués, jusqu’à la deuxième guerre mondiale. Mais qu’en est-il du capitalisme moderne ? Reste-t-il globalement vertueux ? A-t-il progressé sur le plan éthique ? C’est bien lui qui est « matière à toutes les dérives », pour reprendre les termes employés par Garessus dans sa tribune, plutôt que la définition de la pauvreté de la Banque mondiale qui n’est pas non plus, que l’on sache, un nid à « gauchistes ».

C’est donc une contre-vérité grossière que de déclarer que « le capitalisme est vertueux et que le marché a un grand cœur ». « Les sept vertus du capitalisme, courage, tempérance, justice, prudence, foi, espoir, amour » sont une affirmation encore plus inepte, car c’est à précisément à l’inverse que nous avons assisté. Irresponsabilité, affaissement des standards de l’éthique, lobbying agressif, dark money, perte de la notion d’intérêt public, capitalisme de connivence, conflits d’intérêt, portes tournantes, corruption, fraude comptable, évasion fiscale, blanchiment d’argent, creusement accéléré des inégalités.
Le projet d’Emmanuel Garessus n’est pas un projet libéral. C’est un projet libertarien du chacun pour soi. Il fait l’impasse sur la réalité étatiste et sur l’évolution contemporaine des rapports sociaux et économiques, nationaux comme internationaux. C’est un projet extrême, qui creuserait encore davantage les écarts sociaux, attiserait d’autant plus les divisions jusqu’à rendre possible la prise de pouvoir par des forces politiques despotiques, un scénario qui est le plus grand cauchemar de Tocqueville, et ce dans toute son œuvre. Nous avons bien peur, sur le coup, pour reprendre son expression, que cela ne soit pas « la thèse de Marx, et son petit suiveur Piketty » qui soit un « fiasco », mais bel et bien sa tribune qui non seulement échoue à prendre en compte la réalité actuelle, mais qui s’inscrit aussi en faux avec le projet libéral humaniste des fondateurs tels que Adam Smith, Alexis de Tocqueville, et bien d’autres encore.
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Réponse à Emmanuel Garessus – Les « vertus éthiques » du capitalisme ? La « main invisible » et le « cœur invisible » du marché à l’épreuve des faits
Le capitalisme libéral serait « vertueux », aurait un « cœur », et nous « rendrait meilleurs », martèle le journaliste Emmanuel Garessus dans Le Temps. Au mépris des faits, comme le creusement historique des inégalités et les subventions étatiques sans précédent aux riches et aux entreprises. Et surtout, au mépris des théories des penseurs libéraux classiques.