
Ils sont blancs comme neige, et leur alignement en demi-cercle fait penser à une dentition un peu trop parfaite sortant de chez l’hygiéniste. Il y a d’ailleurs un peu de cela. Les «Marmi Torlonia» (autrement dit «les marbres Torlonia») aujourd’hui présentés aux Gallerie d’Italia de Milan, propriété de l’Intesa San Paolo, reviennent de loin. Ces sculptures romaines ont passé des décennies à s’empoussiérer dans des caves à la suite d’une histoire rocambolesque que je vais vous rappeler. Il aura fallu l’intervention tardive de l’État, puis le mécénat de Bulgari pour les restaurer et enfin la présentation par une banque amie des arts afin que les amateurs puissent revoir ces chefs-d’œuvre antiques. Une centaine en tout. Soit les quinze pour-cent environ des «Marmi Torlonia».

Qu’est-ce au fait que la Collection Torlonia? L’histoire commence par la fantastique ascension financière et sociale d’une famille d’origine française dans la Rome papale du XVIIIe siècle. Les Torlonia se voulaient avant tout banquiers, prêtant avec de forts intérêts des sommes énormes, notamment au souverain pontife. Leurs gains se sont volontiers vus réinvestis dans la terre et la pierre. Ils se sont ainsi retrouvés propriétaires de nombreux palais et villas dans la ville même et de «latifundia» gigantesques dans le Latium. Certains de ces domaines agricoles comptaient 15 000 hectares. Les Torlonia y ont pratiqué en toute légalité des fouilles, qui ont donné de beaux résultats au XIXe siècle. La chose leur a donné le goût de la collection. Tableaux, mais surtout antiques. Certains spécialistes pensent que la famille possède encore dans ce dernier domaine le tiers des plus belles statues romaines connues, soit l’équivalent qualitatif des musées du Vatican.

La situation des Torlonia s’est un peu détériorée au XXe siècle (ils pèsent tout de même encore plus de deux milliards d’euros en 2022!), le premier revers étant la destruction de leur résidence de la place de Venise pour construire, à partir de 1902, l’énorme monument dédié à Victor-Emmanuel. La montagne de marbre banc que les Romains appellent «la machine à écrire». Le «règne» d’Alessandro (1925-2017) aura tenu du long crépuscule. Ce dernier, se sentant au-dessus des lois, a entrepris de transformer l’énorme palais ancestral du Trastevere en mini-appartements. L’État croyait à une restauration patrimoniale en l’aidant financièrement. Il s’est retrouvé piégé, les marbres du Musée Torlonia, ouvert en 1875, ayant été descendus dans les caves ou portés dans des réserves. Il faut dire que l’institution privée, devenue difficile d’accès au public dès les années 1930, occupait 77 salles. De quoi créer beaucoup de mini-appartements…

Torlonia spéculait non seulement sur l’immobilier, mais sur la faiblesse de l’État italien (1). Ce dernier lui a bien sûr fait des procès. Le prince a perdu en cassation dès 1979. Mais rien ne se passait… Le personnage semblait intouchable. En 2002, il a quand même subi une alerte. Historique, la collection a failli se voir saisie. Les affaires ne se sont cependant gâtées pour lui qu’au moment où Dario Franceschini, vrai ministre de la Culture, a entamé une guerre d’usure. Le prince a signé en 2016 sur son lit de mort l’acte créant la «Fondation Torlonia», que dirigerait son petit-fils préféré Alessandro Poma Murialdo. Celui-ci préside du coup l’exposition milanaise, qui intervient après une présentation romaine au Capitole prévue pour le printemps 2020 et repoussée pour d’évidentes raisons. Alors que ses oncles et tantes se déchirent toujours à propos de l’héritage comme les Atrides ou les Borgia, Alessandro veut aller de l’avant. Pas toujours à bon escient, semble-t-il. L’État lui fait des misères à propos de la vente de la banque de famille, la Fucino, à Igea. Il faut dire que les caisses de la Fucino sont à sec pour «mauvaise gestion»…

De tout cela, il ne se voit bien entendu jamais question dans l’actuelle manifestation des Gallerie d’Italia, coproduite par la Fondation. Le film présenté parle juste de «divers problèmes» à propos de la disparition des statues durant plusieurs générations. Il s’agit de faire bonne figure devant un public qui a pourtant pu suivre dans ses journaux préférés les affaires Torlonia comme un feuilleton. Genre Gucci. La priorité reste ainsi donnée aux œuvres, sélectionnées par les deux commissaires Salvatore Settis et Carlo Gasparini. Ces derniers ont pu présenter davantage d’œuvres qu’à la Villa Caffarelli sur le Capitole, où le décor était de David Chipperfield. Les énormes espaces offerts par l’ancienne banque (au sublime décor 1880) servant aujourd’hui de lieu d’exposition ont permis de créer des ensembles. Outre le cercle formé par les bustes des empereurs et des impératrices (un aréopage où s’est glissé Antinoüs, l’amant d’Hadrien), il y a un plateau illustrant la copie d’après modèle grec. Plusieurs interprétations de la même statue se retrouvent côte à côte. Il y a aussi une salle dédiée à la restauration. On complétait les manques jusqu’au XIXe siècle. Un Hercule montré se compose ainsi de 112 morceaux anciens et modernes provenant en fait de deux sculptures différentes…

L’idée principale demeure cependant pour les Signori Settis et Gasparini de prouver, en remontant le temps, que l’ensemble actuel des Torlonia constitue en fait une «collection de collections». Ces banquiers, qui fouillaient pour leur compte, ont peu à peu racheté les biens de familles princières romaines désargentées. Il y a eu la Villa Albani (que les Torlonia possèdent toujours) et son contenu remontant à Alessandro Albani (1692-1779). Les antiquités de Vincenzo Giustiniani, le protecteur du Caravage, sont tombées dans leur escarcelle alors même qu’ils demeuraient en principe incessibles. Les Torlonia ont enfin pu acquérir des œuvres découvertes au XVIe, voire au XVe siècle. L’exemple de l’admirable «Tazza Torlonia» (qui n’est pas une tasse mais un bassin taillé dans un seul bloc de marbre) apparaît significatif du «collectionnisme» à l’italienne. La sculpture se trouvait depuis 1480 au moins dans une église du Trastevere. Le cardinal Cesi l’a obtenue au XVIe siècle pour son jardin, ouvert au grand public. Puis la «tazza» a passé aux Albani et enfin aux Torlonia, qui l’ont versée dans leur musée privé.

Tout se voit bien raconté dans cette exposition de luxe bien dans le goût de l’Intesa San Paolo, qui vient d’ouvrir à Turin (la ville où la banque a été fondée en 1563) son quatrième lieu culturel. Rien n’apparaît trop beau pour cette banque, dont le «Cavova-Thorwaldsen» a été salué en 2019 par les scientifiques et les journalistes italiens spécialisés comme «la meilleure exposition mondiale de l’année». La mise en scène et les éclairages dramatiques choisis par Lucia Anna Iovieno et Armando Minopoli évoquent l’opéra. Il faut dire que nous sommes à vingt mètres de la Scala. Tout se voit réglé au centimètre près. Si tout le monde n’achète pas l’énorme (et très lourd) catalogue, la brochure d’accompagnement gratuite se révèle parfaite pour la visite (2). Il n’y a pas trop de monde. Il faut dire que l’art romain semble en disgrâce depuis les années 1960, même si le Louvre de Lens présente «Rome, la Cité et l’Empire» jusqu’au 25 juillet. L’ensemble prend du coup un côté féerique. A voir d’urgence sur la route menant à la rétrospective Donatello de Florence!
(1) Il aurait même tenté vers 2010 de vendre les marbres au Getty de Los Angeles, qui fonce toujours tête baissée dans des affaires douteuses.
(2) Vu le sujet, il s’agit d’un «vade-mecum».
Pratique
«I Marmi Torlonia» (il y a tout de même une spectaculaire statue de Germanicus en bronze), Gallerie d’Italia, 6, piazza della Scala, Milan, jusqu’au 18 septembre. Tél. 0039 800 167 619, site www.gallerieditalia.com Ouvert tous les jours sauf lundi, de 9h30 à 19h30, le jeudi jusqu’à 22h30. Attention! Vu la climatisation, il fait frisquet dans les Gallerie d’Italia… Il s’agit d’une première étape pour les «Marmi». Une tournée mondiale est prévue. Après, il faudra bien trouver un point de chute, le Palazzo Torlonia ayant été démantelé par le prince Alessandro. Rome ne manque heureusement pas de palais. On parle aujourd’hui du Silvestri-Rinaldi, via dei Fori imperiali.
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Exposition à Milan – Les «Marbres Torlonia» hantent les Gallerie d’Italia
C’est la plus belle collection d’art romain privée au monde. Elle avait disparu depuis les années 1930. La présentation adoptée est éblouissante.