Commerce de détailLes enjeux de la vente d’alcool au sein des coopératives Migros
D’ici un mois, on saura si tous les magasins du géant orange ou seulement une partie d’entre eux pourront ajouter du vin, du cidre, de la bière et des spiritueux à leur assortiment.

Migros s’apprête-t-elle à écrire une page importante de son histoire? Les sociétaires de ses dix coopératives régionales ont jusqu’au 4 juin prochain pour se prononcer sur la vente d’alcool dans les supermarchés et hypermarchés du leader suisse du commerce de détail. Les enjeux sont importants: ils touchent à la croissance future du géant orange et à son mode de gouvernance qui est d’une complexité extrême.
L’alcool, un thème qui suscite des divisions
Au fil des décennies, l’alcool a été un sujet de division chez Migros. «Gottlieb Duttweiler (y) a renoncé par nécessité. Il était boycotté par les fournisseurs», explique Anton Scherrer, un ex-président de la direction générale, dans l’hebdomadaire Migros Magazine. Mais ce n’est qu’en 1993 que l’interdiction d’en vendre a été formellement inscrite dans les statuts et les contrats des coopératives régionales. Si le groupe Migros vend déjà des boissons alcoolisées chez Denner, Migrolino, sur sa plateforme online, ainsi que dans les franchises Voi, c’est parce que les statuts de ces filiales sont différents de ceux des coopératives. Dans une interview publiée par Bilan en automne 2018, le président de la direction générale de Migros Fabrice Zumbrunnen relevait que «Gottlieb Duttweiler travaillait déjà avec des partenaires qui vendaient de l’alcool.» Aujourd’hui, le débat est vif. Surtout en Suisse alémanique où les anciens dirigeants de Migros s’affrontent dans les médias.
Migros craint d’être devancée par Coop
Coop réalisera-t-elle un jour un chiffre d’affaires supérieur à Migros dans les supermarchés/hypermarchés? La question hante les dirigeants du géant orange. L’an dernier, les ventes (online inclus) de Migros et de Coop ont atteint respectivement 12,673 milliards de francs et 12,103 milliards de francs. Avec une différence de 670 millions de francs, la marge au profit du géant orange est encore importante. Mais elle s’est réduite au fil des années. En 2005, l’écart s’élevait encore à 2,5 milliards de francs. Avec un réseau de distribution le plus dense des acteurs de la branche, Coop est mieux armée que son rival pour suivre les consommateurs dans leur choix de s’approvisionner à proximité de leur domicile ou de leur emploi. La pandémie a accru cette tendance. Si Migros veut vendre de l’alcool dans ses magasins, c’est pour proposer à leurs clients un assortiment complet avec l’espoir d’accroître son chiffre d’affaires et de maintenir sa position de leader dans les supermarchés/hypermarchés.

«C’est toute la magie de Migros, qui est une Suisse en miniature.»
Même si la consommation d’alcool par habitant a reculé à la fois pour le vin (-25%), la bière (-8%) et les spiritueux (-5%) entre 2001 et 2020, le marché reste juteux avec un chiffre d’affaires de 2,5 milliards de francs. Et ce d’autant que pour la bière, la part de la consommation à domicile a fortement augmenté ces dernières années (de 50% en 2012 à 74% en 2021). Pour le vin, la grande distribution contrôle environ 40% des ventes calculées en volume et Coop et Denner en importent de l’étranger plus ou moins 44% du total. En tant que leader du commerce de détail, Migros pourrait donc prendre une part de marché importante au détriment de ses concurrents, y compris Denner qui lui appartient depuis 2005. Le discounter reste néanmoins confiant. «Nous ne pensons pas qu’il y aura des fermetures de magasins. Nous ne vendons pas seulement de l’alcool, mais nous sommes présents dans le commerce de proximité à bas prix, surtout dans les produits frais et convenance», répond son service de presse.
Le pouvoir appartient aux sociétaires
Le géant orange est une entreprise gérée selon des règles de gouvernance lourdes et complexes. La Fédération des coopératives Migros (FCM) est la propriété des dix coopératives régionales réparties sur le territoire helvétique. Son administration met en œuvre la stratégie du groupe, alors que sa direction générale s’occupe des activités opérationnelles. Appartenant à leurs sociétaires, les dix coopératives sont autonomes sur le plan organisationnel, financier et juridique. Mais leur statut doit rester en accord avec celui de la FCM. Chaque entité dispose d’une administration, d’une direction et d’un comité coopératif. Et chaque année, les sociétaires reçoivent une carte de vote avec laquelle ils se prononcent sur les comptes annuels et l’utilisation proposée du bénéfice au bilan.
Comme la modification des statuts relève aussi de leur compétence, c’est à eux de décider si leur coopérative pourra ou non vendre de l’alcool. Il faut convaincre deux-tiers des votantes et votants pour remporter le scrutin, sauf à Migros Genève où seule la majorité simple est requise. L’administration régionale et le comité coopératif de sept coopératives sur dix recommandent de glisser un oui dans les urnes. En revanche, les organes de Migros Neuchâtel-Fribourg, Migros Genève et Migros Aar sont divisés: leur administration est favorable à la vente d’alcool, alors que leur comité coopératif laisse la liberté de vote.
Autrement dit, cette votation fait courir le risque d’une profonde scission. Prenons les deux plus grosses coopératives romandes. Selon l’issue du scrutin, le consommateur qui s’approvisionne dans les supermarchés de Nyon (qui relève de Migros Genève) pourra y acheter des bières ou du vin, alors que celui qui se rend dans le centre de commercial de Pont Neuf à Morges (qui appartient à Migros Vaud) n’y trouvera aucun alcool ou l’inverse. Une situation qui pèserait sur le chiffre d’affaires et la rentabilité de la coopérative qui s’opposerait à sa vente.
Avec cette votation, le modèle de gouvernance du géant orange n’a-t-il pas atteint ses limites? «C’est toute la magie de Migros, qui est une Suisse en miniature. Les dix coopératives sont comme des cantons et ont des statuts indépendants. La votation en cours montre combien cette structure décentralisée fait sens, car elle permet de s’adapter au plus près des attentes de nos clientes et clients à l’endroit où ils sont», affirme son porte-parole Tristan Cerf.
Un scrutin à risque?
Chaque sociétaire a reçu une carte de vote pour participer au scrutin. Il peut la renvoyer par courrier ou la glisser dans une urne installée dans un magasin du géant orange. Dernier délai: samedi 4 juin 2022. Le géant orange a-t-il pris des mesures pour éviter tout risque de fraude comme celle qui a touché la votation organisée par Migros Neuchâtel-Fribourg en automne 2019. Cette année-là, ses sociétaires ont été invités à se déterminer par correspondance sur la révocation ou non des mandats de l’administration et en particulier celui de Damien Piller, son président. À la suite de la découverte de quelques centaines de cartes de vote dans une seule boîte à lettres, une plainte a conduit à l’ouverture d’une enquête judiciaire. Celle-ci est parvenue à la conclusion que 28'000 bulletins avaient été falsifiés. Ce scénario pourrait-il se reproduire? «La carte de vote est munie d’un dispositif de sécurité. De plus, les votes sont validés au final par le réviseur externe PWC», explique Tristan Cerf.
Les résultats du scrutin seront annoncés vers la mi-juin.
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