
«La fortuna di essere donna». Sophia Loren jouait en 1956 dans un italien film de ce titre, avec ses seins en guise de pare-chocs. Une pionnière. En 2022, tout se conjugue en effet au féminin. Pour le meilleur comme le pire. Si quantité d’hommages et de réhabilitations apparaissent bienvenu(e)s, il y a toujours le danger de surévaluations effectuées par principe. L’excès à l’envers, si l’on veut. Ainsi en va-t-il, au Zentrum Paul Klee (ZPK) de Berne, pour la rétrospective Gabriele Münter (1877-1962). L’artiste allemande s’y voit présentée comme géniale et marginalisée. Ce qui n’est par deux fois pas le cas. Il s’agit d’une peintre importante, certes, mais sans plus. Et si elle a parfois manqué de visibilité, c’est surtout le nazisme qui en a formé la cause.

Je suis d’accord. Gabriele Münter demeure avant tout célèbre pour avoir été durant une quinzaine d’années la compagne de Vassily Kandinsky. La débutante avait commencé par suivre ses cours à Munich, où vivait le Russe. Elle était alors orpheline de père et de mère. Née dans une famille ayant un temps émigré aux Etats-Unis, elle y avait elle-même passé deux ans avec sa sœur aînée. Un voyage formateur les avait emmenées de 1898 à 1900 jusqu’au Texas des westerns. Gabriele avait à ce moment beaucoup pratiqué la photographie, comme le montre une section du ZPK. Elle a ensuite repris ses cours de peinture. Cette forme de scolarité l’a menée chez un Kandinsky encore bien éloigné du génial créateur abstrait qu’il deviendra vers 1910.

Le couple un brin clandestin (Kandinsky est encore marié) œuvre en commun et parcourt l’Europe. Les Pays-Bas. Paris. Rapallo. Berlin. C’est en 1908 qu’il s’installe à Murnau, près de Munich. Gabriele vient d’y acheter une maison, où elle range sa collection d’art populaire. Ce moment productif les fait rencontrer d’autres artistes d’avant-garde, dont Paul Klee (1). Ceux-là mêmes qui deviendront à l’origine des almanachs du «Cavalier bleu», pour lesquels Gabriele va travailler sans se voir jamais citée. Il y a là Franz Marc. August Macke. Et bien sûr un autre Russe, Alexej von Jawlenski. Ce dernier vit avec une peintre très douée, Marianne von Werefkin dont une fondation tessinoise maintient aujourd’hui la mémoire.

La guerre de 1914 fait tout basculer. Kandinsky doit quitter une Allemagne devenue ennemie. Il retrouve Gabriele en terrain neutre à Stockholm, où il lui promet une fois de plus le mariage. Puis il disparaît comme dans un roman de Boris Pasternak. Elle le croit mort. Il en a trouvé une autre, qu’il a épousée et dont il a un enfant. C’est presque la fin de l’histoire. En 1926, alors qu’elle est revenue de Suède où elle a connu le succès comme artiste, la délaissée lui rend la moitié de ses tableaux déposés à Murnau lors du départ pour la Russie de 1914. L’autre partie fait aujourd’hui partie de la fondation créée en 1957 à Munich par Gabriele. C’est l’orgueil du Lembachhaus, où son ex-compagne joue un peu les femmes de l’ombre…

Les années 1920 marquent un tournant dans la carrière d’une Gabriele désormais en marge des avant-gardes. Elle qui n’a jamais poussé jusqu’à l’abstraction peint dans le goût de l’époque. La quadragénaire vit avec un historien de l’art, Johannes Eichner. Un homme à qui Fabienne Eggelhöfer, la commissaire de l’exposition actuelle, reproche le côté condescendant, et donc misogyne, de ses propos sur Gabriele. Il la trouverait instinctive, qualité supposée à tort féminine, alors qu’elle serait en fait réfléchie. Toujours est-il que le nazisme monte, puis emporte tout. Gabriele ne s’en tire pas trop mal. Ses toiles ne se voient pas décrochées des musées. Elle n’est pas interdite d’exposition. Rien de «dégénéré» chez elle, ce qui n’empêche pas le couple Münter-Eichner de se faire aussi discret que possible. Il ne ressortira de l’ombre qu’après la guerre, quand Gabriele sera devenue une figure historique.

Longtemps, il est vrai, la femme passera pour la simple mémoire du «Cavalier bleu». Puis comme la généreuse donatrice à Munich de quelque mille pièces, un temps cachées dans ses caves de Murnau. Mais sa remise en valeur personnelle a commencé de son vivant déjà, en Allemagne de l’Ouest comme aux Etats-Unis. Elle se poursuit allègrement depuis. Je me contenterai de rappeler la grande présentation récente du Museum Ludwig de Cologne en 2018. Il est vrai qu’on remarque moins Gabriele sur les cimaises muséales que son amie Marianne von Werefkin. Mais sa personnalité semble plus effacée. L’artiste que montre aujourd’hui le ZPK apparaît surtout fantastiquement inégale. La commissaire Fabienne Eggelhöfer elle-même admet qu’elle a «connu des hauts et des bas». C’est dire…

Que retenir de l’exposition actuelle, où l’écrasante majorité des toiles et des gravures sur linoléum datent d’avant 1920, le parcours (non chronologique) se terminant en 1940? Quelques toiles magnifiques. Avant tout des paysages fortement stylisés et des portraits qui ne le sont pas moins. De premier ordre, les estampes en couleurs représentant des proches. La sélection inclut aussi une ou deux natures mortes inspirées. Le tout en format moyen. Gabriele Münter qui travaille sur un matériau pauvre, le carton, ne propose jamais rien de monumental. Elle donne ainsi l’idée d’un retrait volontaire. D’une modestie un peu forcée. Kandinsky ne doit subir aucune ombre. En dépit des couleurs vives adoptées, Gabriele peint comme en mineur.

La présentation suit au ZPK celle, remarquable de «Max Bill global». Je vous avais dit que celle-ci était enfin parvenue à tirer un parti acceptable du lieu. Cette fois cela se révèle moins bien, mais dans le même genre. Les murs du pourtour de la salle se voient à nouveau délaissés. Il y a des cimaises au centre, dont quelques-unes peintes en noir. L’ensemble donne un résultat respectable certes, mais un peu terne. Le ZPK devrait apprendre à mieux soigner sa forme. L’emballage contribue beaucoup au produit. Mieux soigné, il eut donné une image plus flatteuse de Gabriele Münter, qui reste ici à l’état brut. Avec ses qualités et ses défauts, certaines toiles tardives se révélant tout de même assez moches, il faut bien le dire. Du moins à mon avis.
(1) L’exposition comporte un grand portrait horizontal de Paul Klee datant de 1913.
Pratique
«Gabriele Münter, Pionnière de l’art moderne», Zentrum Paul Klee, 3, Monument im Fruchtland, Berne, jusqu’au 8 mai. Tél. 031 359 01 01, site www.zpk.org Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 17h. Un film en français accompagne l’exposition. D’une durée de 53 minutes, il date de 2021 et on le doit à Florence Mauro. Sa vision mérite d’être intégrale. C’est bien.
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Exposition à Berne – Le Zentrum Paul Klee réhabilite Gabriele Münter
L’artiste allemande, morte en 1962, n’a pas été que la compagne de Vassily Kandinsky. Il s’agit d’une créatrice méritant l’attention au-delà du féminisme.