Intuitivement, nous savons tous que, du jour au lendemain, l’imaginaire de bisounours dans lequel l’Occident s’est confortablement lové depuis des décennies est irrémédiablement détruit. Il s’est effondré avec la destruction de villes et des villages d’Ukraine. Pourtant, il a tenu bon face aux trois coups de semonce précédents: il y a quinze ans, la crise financière, et plus la montée en flèche de l’urgence climatique, et enfin la pandémie dont le monde n’a pas fini de sortir.
«Ces réponses techniciennes ont l’immense avantage de rassurer dans l’immédiat, et donc de remettre à flot, pour un temps, l’imaginaire endommagé.»
À chaque fois, le remède nécessaire pour rafistoler l’imaginaire nounours passait par une solution technique et instrumentale: plus de moyens aux banques centrales dans le cas de la crise financière, plus d’innovations et d’investissements dans les énergies renouvelables, enfin, dans le cas de la pandémie, plus de vaccins et de moyens aux services sanitaires. Ces réponses techniciennes – pour ce qu’elles valent sur le fond – ont l’immense avantage de rassurer dans l’immédiat, et donc de remettre à flot, pour un temps, l’imaginaire endommagé.
«L’imaginaire de bisounours où tout est question de moyens a fait place en un clin d’œil à la confrontation portant sur des valeurs fondamentales.»
Il en va autrement avec la guerre en Ukraine, là il ne s’agit pas de ressources mais d’options fondamentales non réductibles à une négociation donnant-donnant. La logique des moyens et de la raison calculatrice qui a fait des merveilles dans la mise en place de la globalisation et prise au dépourvu. L’imaginaire de bisounours où tout est question de moyens a fait place en un clin d’œil à la confrontation portant sur des valeurs fondamentales. Le slogan «quoi qu’il en coûte» a accompagné la réponse de la France et d’une partie de l’Union européenne à la pandémie.
Un réveil douloureux
Ce même discours a aussi bien fonctionné dans le cadre de la crise financière ou pour qualifier la réponse occidentale à l’urgence climatique. Pourtant, aujourd’hui, face à la guerre, on se garde bien de recourir à un tel langage car il serait chargé d’une autre signification, dépassant et de loin les seules ressources matérielles. Il signifierait une prise de risque existentielle. Pourtant, nous le savons bien, l’enjeu aujourd’hui dépasse les seuls moyens, il porte sur les valeurs fondamentales de la civilisation et sur la volonté de les défendre aujourd’hui contre la Russie, demain peut-être contre la Chine.
Aussi, la période actuelle est donc elle d’un réveil douloureux qui s’accompagne d’un branle-bas de combat visant la réduction drastique de vulnérabilités occidentales. Or, pendant les trente dernières années d’euphories économique et financière, les économies occidentales sont tombées – faute d’imaginaire – dans deux pièges tendus par d’apparents partenaires commerciaux qui dissimulaient en fait des adversaires idéologiques ayant changé de tactique pour la circonstance.
Le premier piège est celui de l’attrait du coût unitaire de travail chinois. En trente ans, les importations américaines de biens chinois ont été multipliées par un facteur de 33 alors que le produit national américain croissait d’un facteur de 4. Derrière cette fabuleuse progression se cache le piège de la délocalisation de la production pour la plus grande joie des actionnaires et des consommateurs américains. Ces derniers ont pu profiter, grâce à ces importations massives à bas prix, d’un pouvoir d’achat accru et lénifiant. Le prix est visible aujourd’hui, il se décline en termes de dépendance de l’économie et des entreprises américaines par rapport à leurs immobilisations en Chine.
L’enchevêtrement des deux économies est tel que la marge de manœuvre du gouvernement américain, comme du chinois d’ailleurs, est ténue. Il n’en demeure pas moins que les scénarios de repli sont à l’étude notamment en Chine et probablement aussi à Washington. La douleur serait extrême pour les États-Unis s’il fallait en venir au «quoi qu’il en coûte». Le second piège est celui de l’énergie russe dans laquelle s’est volontairement enfermée l’Allemagne d’abord et, dans une moindre mesure, les autres pays de l’UE. Ici non plus, le «quoi qu’il en coûte» n’est pas (encore) de mise au grand dam de l’Ukraine.

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Regard oblique – Le «quoi qu’il en coûte!» en temps de guerre
L’invasion de l’Ukraine est en train d’imposer à notre monde occidental un changement brutal d’imaginaire.