
Il fut un temps, pas si lointain, où la France considérait qu’il n’avait existé aucune peinture honorable au XIXe siècle en dehors de Paris. La Ville Lumière attirait alors logiquement les talents étrangers. Ils s’y dégrossissaient, puis y restaient. Repartir équivalait à décrocher la prise électrique. Le courant ne passait plus. Les artistes redevenaient provinciaux. Autant dire qu’ils perdaient tout intérêt. Comment peut-on travailler en Suède, en Russie, en Allemagne ou en Pologne, hein? Je vous le demande!
Une lente découverte
Quand le Musée d’Orsay a ouvert ses portes en 1986, il restait donc un temple de l’art national. C’est à peine si des achats anciens, effectués au Salon avant la guerre de 1914, venaient représenter des créateurs devenus plus tard célèbres à Londres, à Berlin ou à Milan. Cette approche nationaliste, pour ne pas dire autiste, s’est peu à peu vue battue en brèche. Des expositions monographiques sont venues au temps des directeurs Serge Lemoine (2001-2008), puis Guy Cogeval (2008-2017). Elles ont peu à peu élargi l’horizon. Je me souviens d’avoir vu ici des rétrospectives exemplaires dédiées au Suédois Eugene Jansson, à l’Allemand Lovis Corinth, aux Suisses Arnold Böcklin et Ferdinand Hodler ou au Polonais Jacek Malczewski. Même les pays baltes, à l’histoire si fragile, se sont vus honorés. En bloc, eux! Des achats du Musée d’Orsay ont par la suite tenté de boucher sur les murs les lacunes les plus criantes. Sans grand succès, la plupart du temps…

Le Petit Palais, de l’autre côté de la Seine, est lui aussi essentiellement voué au XIXe siècle. Sous la direction de Christophe Leribault, qui a passé cet été à la tête d’Orsay, d’autres peintres étrangers se sont vus apprivoisés ces dernières années. Le lieu s’y prête, avec ses immenses espaces. Il fallait bien cela pour l’ultime manifestation organisée sous son règne. Cette dernière se voit en effet vouée à Ilya Répine (1844-1930). Un créateur qui a toujours été jugé majeur en Russie, puis en Union soviétique. Il faut dire que chez cet homme, un peu louvoyant sur le plan politique, il y a simultanément un vérisme tranchant sur la peinture académique (telle qu’elle se voyait enseignée à Saint-Pétersbourg ou Moscou dans les années 1870) et les prémices du «réalisme socialiste». Un genre plombé qui s’imposera pour longtemps sous Staline, au moment de la mort de Répine.
Réalisme socialiste
Fils d’un ancien cosaque et de la directrice d’une école enfantine, Répine est un provincial. Il a vu le jour quelque part en Ukraine dans un immense empire médiéval, où la condition commune des paysans restait le servage. Après sa formation, il a adhéré au groupe des «Ambulants». Il faut voir là les premiers dissidents par rapport à l’art officiel de leur temps. Ces débutants rejetaient l’idéalisme, la routine des thèmes académiques et les influences étrangères. Ils organisaient des expositions un peu partout, où devait éclater la réalité du lieu et du moment. Un pied dans cette marginalité, l’autre dans une intelligentsia urbaine formée d’écrivains, de compositeurs de musique et de nobles «éclairés», Répine va peindre d’immenses «Bateliers de la Volga» ou une vaste «Procession religieuse dans la province de Koursk». Son mode de faire demeurait cependant traditionnel. Répine multipliait les esquisses et brossait des portraits «typiques». Ces derniers venaient ensuite prendre place dans la composition finale. Un travail de «puzzle» prenant souvent plusieurs années.

Répine est venu dans sa jeunesse à Paris. Il y a vu ce qui s’y produisait. L’impressionnisme ne l’a pas touché. Le pleinairisme à peine. Il est en fait resté fidèle à l’enseignement technique tel qu’il se dispensait alors dans l’Europe entière, de Moscou à Madrid. Les sujets tragiques l’ont volontiers inspiré. Il faut dire que l’histoire russe n’en manque pas. L’homme a du coup plusieurs fois accepté des commandes tsaristes, au message ambigu. Le Petit Palais, qui a presque tout dû importer de la Galerie Trétiakov ou du Musée d’État russe de Saint-Pétersbourg, peut du coup proposer un colossal «Alexandre III recevant les doyens des cantons dans la cour du Palais Petrovski», dont le cadre sculpté et doré doit peser des tonnes. C’est là de l’imagerie en couleurs devant donner l’illusion d’une réconciliation nationale venue d’en haut. Un «chromo», si vous préférez.
Une galerie de portraits
Il faut en effet sévèrement se pincer pour trouver de la séduction à certaines de ces toiles, ou à beaucoup de portraits où Répine donne à des gloires musicales et littéraires un visage pour la postérité. Moussorgski, Tolstoï (sous toutes les coutures, y compris labourant), Glinka, Pavel Tretiakov posent ainsi la mine grave. C’est du Léon Bonnat en moins inspiré et surtout moins bien peint. Le métier serré de Répine ne le porte ni à la fantaisie, ni à l’improvisation. Le visiteur est tout surpris de découvrir, au passage dans un coin, une vaste toile symboliste sous-marine ou de délicates effigies où Répine met en scène ses quatre enfants.

Très tôt, Répine s’est installé très à l’Ouest. Il y a construit sa maison atelier, Les Pénates. Lors de la première révolution de 1917, il a encore donné l’image du nouvel homme fort, Kerenski. Un beau tableau présenté au Petit Palais. Le coup d’État bolchevique d’octobre l’a fait se replier sur ses fameux pénates, qui se sont retrouvés dans une jeune Finlande enfin libérée du joug russe. Il y a encore donné sur des matières pauvres, comme le linoléum, d’étranges scènes religieuses. Lénine, puis Staline auraient bien aimé le retour du grand homme au sein de la mère patrie. Répine éluda. Ni oui, ni non. Mais il était clair qu’il ne bougerait pas. C’est en terre devenue étrangère qu’il est mort en 1930. Loin des avant-gardes picturales, dont il n’a sans doute pas eu connaissance.
Un décor de circonstances
Première occidentale, la rétrospective Répine montée par Christophe Leribault, Stéphanie Cantarutti et Tatiana Yudenkova est bien sûr à voir. Il risque bien de ne pas en avoir une seconde de cette importance. Comme pour beaucoup de ses expositions récentes, le musée a construit un décor palatial dans ses immenses espaces. Un décor stylisé, certes, mais les tableaux se retrouvent ainsi en situation. Le public a une idée des couleurs et des volumes de l’époque. Il se sent intégré aux lieux. Les œuvres lui «parlent» ainsi davantage. Encore faut-il avoir envie d’entendre leur discours…
Pratique
«Ilya Répine, Peindre l’âme russe», Petit Palais, avenue Winston-Churchill, Paris, jusqu’au 23 janvier 2022. Tél. 00331 53 43 40 00, site www.petitpalais.paris.fr Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h, le vendredi jusqu’à 21h. Réservation recommandée.
Né en 1948, Etienne Dumont a fait à Genève des études qui lui ont été peu utiles. Latin, grec, droit. Juriste raté, il a bifurqué vers le journalisme. Le plus souvent aux rubriques culturelles, il a travaillé de mars 1974 à mai 2013 à la "Tribune de Genève", en commençant par parler de cinéma. Sont ensuite venus les beaux-arts et les livres. A part ça, comme vous pouvez le voir, rien à signaler.
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Expositions parisiennes – Le Petit Palais fait découvrir le Russe Ilya Répine
Né au pays des tsars, ce dernier a louvoyé entre la dénonciation d’un empire médiéval et la glorification du régime. Il n’avait jamais été exposé en France.