
Il a eu son heure de notoriété, voire de popularité dans les années 1980 et 1990. La disparition à 92 ans du Pulliéran Jean Lecoultre a passé inaperçue hors de ce que l’on pourrait appeler «la chapelle vaudoise». J’ai du reste bien failli faire l’impasse sur elle. Si je n’avais pas été jusque dans les tréfonds virtuels du «Temps» ou de «24 Heures», je n’en aurais rien su. L’homme avait pourtant bénéficié en 2021 encore d’une rétrospective au Pavillon de l’estampe, installé au Musée Jenisch de Vevey. Fort bien faite, d’ailleurs. Organisée par Florian Rodari, elle n’en sentait pas moins le sapin.
Passages de témoins
Qu’est-il arrivé à Jean Lecoultre, célébré dans le canton voisin par des livres signés aussi bien par Michel Thévoz (1989) que Jacques Chessex (2010)? Un remplacement des cadres aussi bien sur la scène artistique lausannoise qu’à la direction des institutions muséales. Une nouvelle génération sortie des écoles d’art, aspirant à occuper les espaces privés et publics. Les anciens collectionneurs ont parallèlement blanchi sous le harnais, remplacés par des amateurs davantage tournés vers l’ultra-contemporain. Il y a eu des passations de témoins chez les galeristes. Jean Lecoultre a ainsi été montré par Alice Pauli, puis par François Ditesheim, ce dernier regardant aujourd’hui un peu ailleurs. Les banques et assurances, voulant se refaire une virginité culturelle, se sont enfin mises à préférer les artistes de demain. Avec sa peinture froide, Jean Lecoultre allait pourtant très bien dans leurs salles d’attente sur des murs blancs au-dessus des fauteuils en cuir noir.

Disparu le mercredi 22 mars 2023, Jean Lecoultre n’avait pas toujours produit cet art lisse, réfléchi et un peu inquiétant qui apparentait ses œuvres à d’anciens «films noirs» américains. Né en 1930, l’homme avait commencé des études à l’Ecole de Commerce, avant de passer à une écriture surréalisante, puis à la peinture. Très jeune, il était parti pour l’Espagne, qui ne constituait certes pas alors le pays le plus prisé pour son ouverture aux avant-gardes. Le franquisme en restait à son époque la plus dure. La plus répressive. Madrid semblait du coup logée dans l’arrière-cour européenne. Lecoultre devra rencontrer des plasticiens presque entrés dans la clandestinité, comme Antonio Saura. Le Suisse peignait à cette époque des œuvres figuratives encore sage. Les instances fédérales ne l’en avaient pas moins remarqué. Le débutant obtiendra une bourse en 1955, puis en 1956.
«J’ai toujours eu une discipline de fonctionnaire pour me rendre à l’atelier. Elle est certes un peu moins stricte aujourd’hui, mais pour moi cette rigueur reste une nécessité pour créer.»
L’année suivante (en 1957, donc), Lecoultre rentre dans une Lausanne encore provinciale. Il s’installe à Pully, dans ses environs immédiats. C’est là qu’il continue à peindre, à graver et à illustrer. Le pop art l’interpelle vers 1963, comme de multiples autres créateurs helvétiques. Une remarquable rétrospective l’a prouvé au Kunsthaus d’Aarau en 2017. Lecoultre y était logé quelque part entre Emilienne Farny et le premier Franz Gertsch. La chose l’a amené à simplifier sa peinture, ou plutôt à l’aplatir. L’homme s’en souviendra plus tard, lorsqu’il aura trouvé sa véritable voie personnelle. Ses «territoires greffés», qu’on a dit cinématographiques, se contenteront de remplacer l’écran par une toile tendue sur un châssis. Travaillant désormais à l’aérographe, Lecoultre y laissera la part belle aux illusions de matières, allant du marbre le plus noble aux produits synthétiques. Leurs rencontres déshumanisées et étranges susciteront alors le malaise. La peinture du Vaudois ne se veut ni confortable, ni réconfortante.

Dès lors, Lecoultre pourra faire glisser ses thèmes et ses images du tableau à la gravure en passant par le dessin, voire le décor de théâtre. Il se sera ainsi repris et commenté lui-même avec succès, même si l’étranger lui demeurera toujours rétif. On le verra aussi bien en tant que représentant suisse à la Biennale de Venise en 1978 qu’en 2002 en solo sur les cimaises de la Fondation Gianadda à Martigny. Le Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne, que dirigeait alors Erika Billeter, ne pourra demeurer en reste. Lecoultre y obtiendra sa rétrospective en 1990, organisée par la Genevoise Claude Ritschard. L’esprit aiguisé de cette dernière convenait parfaitement à une peinture créée sur le fil du rasoir. Le journal «24 Heures» a parlé hier d’«hypersensibilité» à propos de Lecoultre. Je vois plutôt dans sa production un côté net et coupant.

L’homme se montrait d’ailleurs tranchant avec lui-même. Dans un entretien donné à ma consœur Florence Millioud Henriques en 2021, le nonagénaire évoquait avant tout son autocontrôle. «J’ai toujours eu une discipline de fonctionnaire pour me rendre à l’atelier. Elle est certes un peu moins stricte aujourd’hui, mais pour moi cette rigueur reste une nécessité pour créer.» A ce moment-là, Lecoultre savait qu’il ne lui restait plus beaucoup de temps, et qu’il devait par conséquent l’utiliser à bon escient. «Il me faut désormais aller à l’essentiel.» Autrement dit de l’avant. «Je suis un contemporain, même si l’on me prend pour un vieux.» L’idée se tient parfaitement. L’âge ne rend pas forcément âgé.

Entré au purgatoire de son vivant, comme bien des plasticiens plus jeunes que lui, Jean Lecoultre peut-il espérer en ressortir un jour? L’avenir nous le dira. Mais après tout, les abstraits des années 1950 ont bien retrouvé une nouvelle vie, comme les figuratifs misérabilistes de 1945. Le goût demeure un perpétuel mouvement de balançoire, avec ses hauts et surtout ses bas. Il se trouvera donc peut-être des gens pour regarder un jour le Vaudois d’un nouvel œil. Plus frais. Plus ouvert. Le nôtre est à mon avis un peu fatigué.

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Carnet noir – Le peintre Jean Lecoultre s’est éteint à 92 ans
Il a fait partie du panthéon vaudois dans les années 1980 et 1990. Montré à Vevey en 2021, l’homme n’en est pas moins entré vivant au purgatoire.