
Le pari semblait risqué. Six ans à peine après l’exposition ayant fait courir les foules à Bois-le-Duc, Milan s’est lancée dans une nouvelle rétrospective Jérôme Bosch sous-titrée: «Et une autre Renaissance». A vrai dire, le visiteur du Palazzo Reale (où la manifestation se voit présentée dans le dédale que forme le rez-de-chaussée) note vite que l’enjeu n’est pas le même. Il ne s’agit nullement de présenter le plus d’œuvres originales possible du peintre néerlandais, mort en 1516 âgé d’environ 65 ans. Le but des trois commissaires (Bernard Aikema, Fernando Checa Cremades et Claudio Salsi) se révèle d’ordre plus général. Les trois hommes entendent montrer que, face à la Renaissance idéaliste et rationnelle qui s’est développée au XVe siècle à partir de Florence, il en a existé une au Nord, tournée vers l’irrationnel et le fantastique. Celle de Bosch, bien sûr, mais pas uniquement la sienne.
Alchimie et sorcières
Le concept se justifie pleinement, comme l’idée au Louvre de Lens de montrer pour son inauguration en 2013 une «Renaissance» plurielle avec Botticelli et Vinci d’un côté contre Dürer ou Cranach de l’autre. Mais le propos n’apparaît pas qu’esthétique au Palazzo Reale. Nous avons pris l’habitude de voir le XVIe siècle comme un prélude aux Lumières du XVIIIe. Rien de plus faux, ou du moins de plus partiel! Les avancées scientifiques, la redécouverte de l’Antiquité, la splendeur des arts possèdent un envers sombre. Cette époque terrible est aussi celle où l’on a brûlé le plus de prétendues sorcières. L’éclosion du protestantisme a provoqué les guerres de Religion. Les alchimistes sont restés plus nombreux que les savants. Les temps ont souvent été à l’obscurantisme. Notez que le XVIIIe finissant a aussi connu de tels désordres. Füssli (honoré en ce moment à Paris) et Goya ont ainsi pu peindre parallèlement à Fragonard ou David.

Afin d’alimenter un tel discours, il fallait bien entendu des œuvres. Rares et fragiles, les Bosch ne se prêtent pas si facilement. Vous me direz qu’il y en a beaucoup dans la Péninsule. Après le Prado, Venise conserve sans doute le plus bel ensemble Bosch qui soit entre l’Accademia et le Palais des Doges. Une collection par ailleurs historique. Les premiers sont entrés chez le cardinal Domenico Grimani entre 1516 et 1523, soit presque du vivant de l’artiste. Il ne faut pas oublier le fait que les «drôleries» du Flamand ont toujours constitué un luxe princier. Le peintre plaisait au roi d’Espagne, comme son successeur Bruegel a plus tard séduit à Vienne l’empereur. Ne négligeons pas la diversité des goûts d’alors. Charles-Quint appréciait aussi bien les compositions du Titien que celles de Lucas Cranach, qu’il a même rencontré. Un luthérien pourtant notoire.
Copies et dérivations
Qu’a obtenu à Milan le trio aux commandes? Beaucoup de choses finalement. A ma grande surprise, Lisbonne a confié son triptyque sur «La tentation de saint Antoine». J’imaginais mal qu’un chef-d’œuvre si identitaire pour son Musée national d’art ancien puisse voyager. De Madrid, le Prado a envoyé une ravissante autre version du même sujet, à l’autographie parfois contestée. Le Lazzaro Galdiano de la capitale a expédié l’étrange «Saint Jean Baptiste». Bruges a accepté de se séparer momentanément de son «Jugement dernier». L’Accademia vénitienne a enfin consenti un effort minimum en proposant un triptyque axé sur les prophètes. Rien de plus. Dans l’ex-Sérénissime, on n’aime pas trop Milan.

Autour de ce noyau, les organisateurs ont regroupé de nombreuses copies anciennes (ou dérivations) des créations de Jérôme Bosch. Elles se montrent souvent précoces, même si certaines inventions sortent en fait des gravures de l’Alsacien Martin Schongauer. Un tableau vénitien de Savoldo remontant à 1520 environ (qui n’a finalement pas pu venir de San Diego) comporte ainsi déjà des reprises de détails. Il y a en revanche aux murs des reproductions fidèles, dont celle du «Jardin des délices». Plus une précieuse suite de tapisseries en laine, soie et fils d’or commandées à Bruxelles vers 1540 par le cardinal Granvelle. Quatre tentures, venues elles aussi de Madrid, où Bosch se voit adapté plus ou moins fidèlement. Les couleurs ont hélas ici un peu passé.

L’exposition n’aligne pas ces œuvres venues également de Dresde, de Prague, de Rome ou de Vallaloid dans un ordre chronologique qui aboutirait logiquement à la cour de Rodolphe II de Habsbourg avec Arcimboldo. Le propos se veut thématique. Il y a ainsi une place pour les grotesques, une autre pour la magie et une troisième traitant des rêves, autrement dit de l’irrationnel. Certains sujets se voient développés. Il est clair que les tentations de saint Antoine autorisaient des débauches d’imagination inquiète. Bosch n’en a pas toujours été le moteur. Les commissaires ont emprunté au prince Doria Pamphili la version de Bernardo Parentino, remontant au moins à 1480. On peut ainsi parler d’idées dans l’air du temps. En 1480, Bosch avait environ trente ans.

L’exposition, qui reflète autant l’évolution de l’art que celle des idées, se devait de trouver la forme idoine. Le décor allait mettre en valeur assez peu d’œuvres, mais grouillantes de personnages. Il fallait aussi intégrer des objets. Ils vont des éléments d’armures (casques, rondaches…) aux petits bronzes tels qu’il s’en produisait au XVIe siècle à Padoue. Les lumières resteraient assez faibles. Il ne fallait pas écraser le Codex Trivulzio, avec ses caricatures de Léonard de Vinci. D’une manière plus subtile, il convenait enfin de magnifier les chefs-d’œuvre de Bosch tout en ne soulignant pas trop la disparité qui fait de copies anciennes avant tout des documents historiques.

Le parcours finit avec le grand brassage. La dernière salle imagine un Wunderkammer plein d’animaux empaillés, de curiosités naturelles et de merveilles nées de la main de l’homme. Par rapport au propos liminaire, il s’agit d’une extrapolation. Mais les concepts clairs que nous avons aujourd’hui ne correspondent pas aux visions un brin confuses de l’époque, obsédée par le satanique, le merveilleux, le miraculeux et le surnaturel. N’oubliez pas que nous sommes au Palazzo Reale avec messieurs Bernard Aikema, Fernando Checa Cremades et Claudio Salsi dans «une autre Renaissance»… Celle du côté nocturne.
Pratique
«Bosch e un altro Rinascimento», Palazzo Reale, 12, piazza Duomo, Milan, jusqu’au 12 mars 2023. Tél. 0039 02 8896 5230, site www.palazzorealemilano.it Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 19h30, le jeudi jusqu’à 22h30. La réservation n’est pas obligatoire, mais elle me semble conseillée. Surtout le week-end.

Le musée Brera s’est verrouillé comme une huître. Plus de billetterie. Pas de billets en ligne. Il faut pour entrer une carte d’adhérent…
Pour les amateurs de peintures, il existe une adresse à Milan. Une bonne. C’est celle de la Pinacoteca di Brera, qui se trouve logiquement via Brera. Une visite s’impose donc. Encore faut-il parvenir à la faire. Jusqu’à la pandémie, rien ne restait plus simple. Une gentille dame vous vendait un billet à l’entrée. Vous payiez en espèces ou par carte.
Ces temps sont révolus. Il n’y a aujourd’hui plus de guichet. Alors, me direz-vous, il suffit d’utiliser internet pour commander le sésame et payer votre accès à Raphaël, Piero della Francesca, Mantegna et consorts. Eh bien non! Le musée n’émet tout simplement plus de billets isolés. Il faut y adhérer, ce qui suppose l’obtention d’une carte de membre. Il en existe un modèle à quinze euros et un autre à dix. Physique ou sur téléphone. Une fois que vous faites partie du club, il vous devient possible d’entrer librement et de consulter les «bonus» offerts par le site. Mais attention! Il vous faudra à chaque fois réserver à l’avance votre entrée. Le Brera assure que les places sont limitées «afin d’assurer au visiteur un certain confort.» Je me demande bien lequel. Il semble me souvenir qu’à part des groupes d’écoliers, il n’y avait en général pas foule.
Pour trois mois seulement!
Une fois que vous faites partie des adhérents, me répliquerez-vous, c’est bon. N’allez pas si vite en besogne! La carte, physique ou sur téléphone, n’est valable que trois mois. Il faut ensuite la renouveler. La chose m’est apparue si incroyable que j’ai été vérifié sur place. Eh bien, le site a raison. Le musée s’est verrouillé comme une huître, alors qu’il s’agit d’une entreprise étatique au même titre, par exemple, que les Offices à Florence. Des Offices où la billetterie reste simple, et où rien ne vous empêche, si vous êtes bien sûr patient, d’accéder à la billetterie. Mais ils se prennent pour qui, les Milanais?
Alors faites comme moi. Je suis allé à la place, tout près, au Museo Poldi Pezzoli, qui abrite via Alessandro Manzoni des Botticelli, Guardi ou Piero della Francesca. Il y a dans le hall une billetterie dont s’occupent des gens très aimables…
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Exposition à Milan – Le Palazzo Reale s’attaque à Jérôme Bosch
L’idée est de montrer «une autre Renaissance», faite de cauchemars, de diableries ou de troubles de la conscience. C’est ambitieux, mais réussi.