
Elles sont presque toutes là, dans des salles ressemblant à des écrins. «Elles», ce sont les femmes du Titien. Ces dames font pour quelques semaines encore l’objet d’une grande exposition au rez-de-chaussée du Palazzo Reale de Milan. Le lieu propose, avec la complicité du Kunsthistorisches Museum de Vienne, qui a fourni l’essentiel des tableaux et des objets, «Tiziano et l’immagine della donna nel Cinquecento veneziano». Tout un programme! Vous imaginez déjà d’opulentes blondes en train de se pavaner sur des murs, ici repeints en bleu roi…
Une très longue carrière
Durant sa longue carrière (mort en 1576 pendant une peste, l’artiste était né autour de 1488), Le Titien a réalisé peu de portraits réalistes de beautés issues de la bonne société vénitienne. Il en a davantage donné d’hommes, généralement habillés en noir. Des poètes et surtout des notables. Proposée par Sylvia Ferino-Pagden assistée de Francesca Del Torre-Scheuch et de Wenke Deiters, la manifestation nous explique que la représentation réaliste d’une aristocrate ou d’une grande bourgeoise gardait alors un aspect inconvenant. C’était pour elles se mettre en avant. Une chose qui peut sembler étrange dans une ville par ailleurs étonnamment libérale pour l’époque. Une «Querelle des femmes», menée par les plus audacieuses d’entre elles, visait à leur donner davantage de visibilité. Voire un peu de pouvoir. Reste que, côté images, Venise se contentait de figures idéalisées. Une nette différence avec les cités périphériques de la Sérénissime! Moretto à Brescia, et surtout Moroni à Bergame peignaient leurs modèles comme ils (ou plutôt elles) étaient.

Hérités d’ensembles formés à partir du XVIIe siècle, époque où la peinture vénitienne était considérée comme le sommet de l’art, le Kunsthistorisches Museum possède à Vienne un énorme fonds de toiles issues des collections impériales. Sabine Haag, qui dirige à nouveau l’institution après le désistement d’un Eike Schmidt finalement resté aux Offices, s’est montrée d’une générosité exceptionnelle même si le Milanais constitue après tout une ancienne colonie autrichienne. Il y a là des toiles majeures, données au Titien plein pot ou considérées comme des œuvres réalisées en collaboration avec l’atelier. Favori des princes, de Charles Quint et Philippe II d’Espagne aux ducs de Ferrare, l’artiste ne reste bien sûr pas seul sur les murs du Palazzo Reale. Il y a aux cimaises ses satellites et surtout ses rivaux, le Titien s’étant montré durant toute sa vie un collègue exécrable. Milan laisse une place aussi bien à Paris Bordon, le Trévisan qu’il maltraita, qu’à Paolo Veronèse, venu comme son surnom l’indique de Vérone. Il y a aussi aux murs des noms moins connus du grand public. Je citerai Giovanni Cariani, Palma Vecchio, Palma Giovane (son petit-neveu) ou Bernardino Licinio. Il s’y trouve même des inconnus complets dont Domenico Capriolo, une redécouverte récente. L’arbre Titien cachait une forêt.

Ces peintres non pas mineurs mais occultés ont donc imaginé des créatures idéales, la plupart du temps généreusement décolletées, voire franchement dénudées. La Contre-Réforme a mis du temps à s’imposer dans la Sérénissime. La critique a longtemps pensé qu’il s’agissait d’images de courtisanes. Il en existait de fameuses à Venise, dont certaines fort érudites. S’appuyant sur des recherches actuelles, les trois commissaires féminines pensent qu’il y a là erreur. Le sein nu se trouve (en tout cas l’un des deux!) au-dessus du cœur. L’organe symbolise la franchise et la bonté. La femme montrerait ainsi son absence de calcul et de duplicité. Sa sincérité, en un mot. Verrons-nous du coup nos actuelles politiciennes genevoises, de Nathalie Fontanet à Anne Emery-Torracinta, la poitrine à l’air pour prouver leur bonne foi en cas d’attaques partisanes?

L’exposition, qui multiplie les chefs-d’œuvre de la «Laura» de Giorgione à un portrait de petite fille de Moroni, peut du coup se permettre des dérapages calculés. La femme, c’est alors aussi les figures bibliques, de Judith à Marie-Madeleine. Les héroïnes romaines, dont cette Lucrèce se perçant le sein pour sauver son honneur. Les divinités mythologiques, de cette Vénus à laquelle Le Titien a beaucoup sacrifié, à une Europe peinte pour le Palais des Doges par Véronèse. Voire des allégories! La Marciana, qui reste une fort sérieuse bibliothèque, a ainsi au centre de son plafond une «Sagesse» du Titien, prêtée à Milan de manière exceptionnelle. Or cette dame porte une robe rose chair frisant l’indécence. Un chef-d’œuvre, à part cela! Il clôt l’exposition avec, lui faisant face, «Le Berger et la nymphe» réalisé par un Titien presque nonagénaire dans une tonalité crépusculaire.

Les tableaux ne demeurent pas seuls au Palazzo Reale. L’équipe aux commandes a inclus quelques sculptures romaines, considérées comme des sources d’inspiration, et des statuettes en bronze de la Renaissance. Il y a aussi deux colliers, réalisés à Innsbruck à partir de perles vénitiennes. Les premiers bijoux fantaisie des temps modernes. Des vitrines proposent par ailleurs des peignes en ivoire et de petits miroirs. Elles abritent aussi des livres alors publiés sur les femmes ou écrits par certaines d’entre elles. En général des veuves. Le veuvage tenait alors souvent de la récompense. Imaginez qu’en plein XVIe siècle, une certaine Giulia Bigolina (1518-1569), dont le public peut ici voir le manuscrit calligraphié par un scribe, a conçu à Padoue le roman «Urania». Une fiction où la protagoniste vit toutes sortes d’aventures travestie en homme. «Mademoiselle de Maupin» de Théophile Gautier ou «Orlando» de Virginia Woolf avant la lettre…
Portrait souvenir
Dans l’exposition, un hommage peut enfin se voir rendu à Isabelle d’Este, que les intellectuels et les artistes de son temps avaient surnommée «la prima donna del mondo». La plus cultivée des princesses de la Renaissance avait été mariée au marquis de Mantoue, une sorte de soudard. Contrairement à toute logique, le couple s’était entendu, avec d’inévitables hauts et bas. A lui la guerre et la politique. A elle la diplomatie, l’économie et les lettres (1). Plus des collections dont parlait l’Europe cultivée entière. Il y a donc le portrait de madame par Le Titien, qui s’était inspiré pour peindre la souveraine déjà sexagénaire d’un tableau réalisé trente ans avant (une lettre amusée, adressée à l’artiste, montre qu’Isabelle n’était pas dupe). Plus une de ses robes, reconstituée en 1994 par le couturier Roberto Capucci pour une exposition consacrée par Vienne à son abondant mécénat. Mais une femme aussi affirmée et remuante qu’Isabelle restait alors une exception historique!
(1) Voir le livre publié en 2013 par Sarah D.P. Cockram, qui parle de «codirection».
Pratique
«Tiziano et l’immagine della donna nel Cinquecento veneziano», Palazzo Reale, rez-de-chaussée, Piazza Duomo, Milan, jusqu’au 5 juin. Site www.palazzorealemilano.it Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 19h30, le jeudi jusqu’à 22h30.

Faut-il réserver en ligne? Non pour Milan, plutôt oui pour Florence. Attention, il faut parfois de la patience!
Faut-il réserver son billet avant d’aller à Milan? Les sites le suggèrent, bien sûr. Il faut dire qu’ils prélèvent au passage une majoration de quelques euros. La réservation ne serait selon eux pas obligatoire. Mais vous savez… Les foules, notamment en fin de semaine… L’entrée sans billet préalablement acheté ne «garantirait pas l’entrée» selon eux.
Je me suis donc échiné sur le site du Palazzo Reale. Ce n’est pas un cadeau, surtout lorsqu’il s’agit de se créer un profil. Le nombre de cases à remplir se révèle affolant. Et indiscret, en plus. L’institution a-t-elle vraiment besoin de connaître votre numéro de passeport ou votre lieu de naissance? Sans compter que tout ne joue pas vraiment si vous venez de Suisse. Le code postal doit ainsi obligatoirement avoir cinq chiffres. A vous d’inventer le dernier! Autrement, vous ne recevrez pas l’appel de confirmation par SMS qui vous donnera un code de six chiffres à glisser avant le paiement final.
Deux caissières et pas de clients
Il m’a donc fallu trente-cinq minutes chrono pour y parvenir, le système s’étant «planté» en pleine finalisation de la transaction. Un échec qui m’a obligé à tout recommencer. Mais j’avais mon billet, soigneusement tiré, à mon arrivée au Palazzo Reale, situé à côté d’une place du Duomo bondée. Eh bien, j’étais presque seul! Pas de file. Deux caissières attendaient les clients à l’intérieur, comme avant le Covid et les mesures exceptionnelles qui ont immédiatement suivi. A l’exposition Sorolla, dont je vous parlerai bientôt, nous restions moins encore dans les salles. J’étais enfin quasi seul à la rétrospective de l’architecte contemporain (enfin, il est mort en 1997…) Aldo Rossi au Museo del Novecento. Il y avait un peu plus de monde pour découvrir la première intervention en Italie de l’omniprésent Lausannois Nicolas Party au Museo Poldi Pezzoli. Mais là, c’est à peine si le site de ce ravissant petit musée parle de réservation. Lui au moins ne se fait pas d’illusions. Milan a toujours éprouvé beaucoup de peine à trouver un public pour ses expositions.
Si vous voulez réserver pour le très couru Donatello au Palazzo Strozzi de Florence, en revanche, c’est tout simple. Pas de questions pièges. Pas vraiment de profil. Vous pouvez même prendre un billet sans jour, ni heure fixes, juste pour éviter de passer par la caisse. J’y suis parvenu en trois minutes. Sur ce, bons voyages!
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Exposition à Milan – Le Palazzo Reale montre Le Titien au féminin
Conçue avec Vienne, l’exposition accumule les chefs-d’œuvre. Le peintre est entouré de ses disciples et de ses rivaux, de Paris Bordon à Véronèse.