
C’est l’un des géants de l’art moderne. Mais un colosse aux pieds d’argile. Max Ernst (1891-1976) a connu, plus que Joan Miró encore, une fin de carrière difficile. L’Allemand de Paris a alors surproduit, donnant un nombre presque effrayant de toiles mineures. Le commerce de l’art leur a ensuite ajouté beaucoup de petites sœurs apocryphes. On se souvient, même s’il y a comme une pression pour le faire oublier, d’une retentissante affaire de faux partie du flair de la galerie Artveras de Genève. Les créations souvent inspirées du plagiaire Wolfgang Beltracchi ont fait le plus grand tort à des galeristes, internationaux que je ne nommerai pas, comme à l’expert Werner Spiess. Ce dernier a signé nombre de certificats d’authenticité inconsidérés…
Une pluie de documents
Le Palazzo Reale de Milan s’est lancé courageusement dans une grande rétrospective Max Ernst, qui occupe aujourd’hui un nombre de salles impressionnant au premier étage. Les commissaires Martina Mazzotta et Juergen Pech n’ont pas eu peur de la quantité, même si cette dernière se voit souvent obtenue au détriment de la qualité. Ils ont réuni environ 400 pièces entre les toiles, dessins, livres et documents. L’artiste a en effet beaucoup publié, et pas uniquement des œuvres du niveau d’«Une semaine de bonté» (1934). Les surréalistes adoraient les plaquettes, aujourd’hui fétichisées. Il y en a donc ici plein des vitrines murales. Tout regarder et tout lire prendrait des heures. Il s’agirait ensuite remettre les choses en contexte. Or le tandem en charge propose une exposition non pas chronologique, mais thématique, les sujets n’apparaissant pas toujours d’une clarté évidente. Le visiteur lambda que je suis s’est souvent dit qu’on pourrait permuter des œuvres sans que personne le remarque.

Je vais donc remettre un peu d’ordre. Max Ernst est né à Brühl, petite ville des environs de Cologne en 1891. Famille d’artistes. L’Allemagne se voulait depuis vingt ans impériale. Le jeune Max commence des études de philosophie, spécialité germanique s’il en est, avant de se tourner vers les beaux-arts. Le pays entier bouge alors, de Dresde à Munich. Le débutant va plonger avec délices dans ces avant-gardes, avant d’aller à Paris comme tout le monde en 1913. Il y rencontre Robert Delaunay, qui fait le trait d’union entre les deux pays, plus Guillaume Apollinaire. Puis c’est la guerre, dans l’artillerie. L’homme renouera vite avec les courants novateurs dès 1918. L’empire écroulé est entré dans les affres d’interminables convulsions politiques et économiques. Le dadaïste Ernst repartira bientôt pour Paris où il va entrer dans les cercles surréalistes.

Ses années 20 resteront les plus fécondes. Les plus riches. Mais son inspiration, de plus en plus inquiète, ne le quittera pas jusqu’à la guerre. L’homme se retrouvera à la fois réfugié et citoyen ennemi en 1939, ce qui lui vaudra un internement de la part des Français. Il finira par s’en sortir et partir pour l’Amérique où il épousera brièvement Peggy Guggenheim. Puis c’est la retraite américaine dans un semi-désert de l’Arizona. L’homme vit maintenant en compagnie de la peintresse Dorothea Tanning, qui mourra plus que centenaire. Ernst devient citoyen américain en 1948, mais repart par la suite en France, dont il adoptera la nationalité en 1958. Il appartient dès lors comme grand aîné à la seconde génération surréaliste. Dans les années 1960, l’homme produit un peu de tout, des objets à la sculpture. Il meurt à Paris en 1976.

Pour lui rendre honneur en Italie, où il reste peu connu, il eut fallu une brassée de chefs-d’œuvre comme à la Fondation Beyeler de Bâle en 2013. Il s’en trouve bien sûr aux cimaises, mais ils apparaissent un peu perdus au milieu de créations secondaires dont nombre sont issues d’une collection privée anonyme de Stuttgart. Le parcours peut ainsi s’ouvrir avec l’«Oedipus Rex» de 1922 en préambule. Dans la première salle, encore chronologique, il y a l’étrange «Crucifix» de 1914, prêté par le Vatican. Ernst sentait pourtant le soufre, comme l’a prouvé plus tard la toile représentant la Vierge fessant l’Enfant Jésus… Les salles suivantes comportent en général une pièce majeure, assortie de beaucoup de garnitures. Il faut dire que Beaubourg a peu prêté. Il est devenu exclu pour des motifs de coûts de s’adresser aux Etats-Unis. Le meilleur, à part ce qui provient de privés, est donc dû à la Fondation Peggy Guggenheim de Venise, riche pour des raisons évidentes en Ernst, et la Tate Modern de Londres, qui s’est montrée généreuse en confiant notamment son hérétique «Pietà» de 1923.
«L’ange du foyer», une icône
Spasmodiquement, le public peut donc admirer une toile capitale. J’ai ainsi noté «Le monument aux oiseaux» de 1927, venu du Musée Cantini de Marseille. Le «Gulf Steam» de 1926, débarqué du Museum von der Heydt de Wuppertal. L’extraordinaire (et immense) «La ville entière» de 1936-1937, qui appartient à un heureux collectionneur suisse. Ou encore, faisant comme de juste l’affiche, «L’ange du foyer» de 1937 prêté par un autre amateur helvétique. Ultra-célèbre, cette toile réalisée pendant la guerre d’Espagne annonce les catastrophes à venir. Il s’agit bien là d’une icône.

Le reste déçoit hélas souvent. Et cela d’autant plus que la scénographie (insipide, inodore et incolore) se révèle au-dessous du médiocre, comme l’éclairage. Il ne faut pas oublier que le Palazzo Reale de Milan ne forme pas une entité cohérente comme à Paris le Grand Palais, actuellement fermé pour travaux. Il accueille des manifestations proposées par différentes organisations dont les propositions ne se révèlent de loin pas toutes du même niveau. Il peut y avoir du merveilleux avec les expositions Dürer, Ingres ou celle sur le symbolisme. Du très honorable comme la récente réunion des «Femmes du Titien». Et puis, des médiocrités et même des échecs. L’actuel Max Ernst se situe quelque part entre l’honorable et le médiocre. Une douzaine de chefs-d’oeuvre noyés dans le tout-venant, cela donne en effet une moyenne… très moyenne.
Pratique
«Max Ernst», Palazzo Reale, 12, piazza Duomo, Milan, jusqu’au 26 février 2023. Tel. 0039 02 88 46 52 30, site www.palazzorealemilano.it Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 19h30, le jeudi jusqu’à 22h30. Réservation fortement conseillée les samedis et dimanches. Attention! Le système peut sembler compliqué.

La Collezione Gianni Mattioli est entrée au Museo del Novecento de Milan. L’institution n’a cependant la place que pour la montrer en partie…
Construit tout au début des années 1940, l’Arengario de Milan touche le Palazzo Reale, dont il forme une sorte d’extension. C’est là que s’est installé en 2010 le Museo del Novecento, autrement dit le musée municipal dédié aux arts du XXe siècle puisque les Italiens ne comptent pas comme nous. Je vous parle assez souvent de ce lieu qui ne cesse de s’enrichir, par dons ou par prêts de longue durée.
Vingt-six toiles
Aujourd’hui, le Museo propose une partie des vingt-six toiles futuristes composant la Collezione Gianni Mattioli. Formé dès la fin des années 1920 par un homme d’affaires ayant l’œil, celle-ci s’est vue de son vivant considérée comme une œuvre en soi. Le gouvernement l’a «notifiée» en 1973. La chose signifie qu’elle ne peut ni se voir divisée, ni vendue à l’étranger (1). De 1997 à 2015, les héritiers de cet ensemble modestement estimé 143 millions d’euros l’ont prêté à la Collezione Peggy Guggenheim de Venise, dont il occupait une petite aile basse. Un couple ami de Peggy, les Schulhof, ayant légué en pleine propriété leurs six cents œuvres contemporaines à présenter en roulement, il a fallu trouver des cimaises. D’où une sorte de divorce. La Collezione Mattioli a alors failli rejoindre le Brera étatique de Milan, mais les choses ne se sont pas faites faute de place.

Les héritiers Mattioli se sont donc tournés vers la Ville de Milan, dont dépend donc le Museo del Novecento. Je vous ai dit que les lieux doivent prochainement (du moins on l’espère) doubler de surface. Les vingt-six toiles d’Umberto Boccioni, de Carlo Carrà, d’Ardengo Soffici, de Luigi Russolo, de Gino Severini ou d’Ottone Rosai ont émigré vers la piazza Duomo pour cinq ans. Accord renouvelable. Je vous ai déjà raconté tout cela. Reste que pour l’instant, elles ne figurent pas toutes aux cimaises. Dominé par le grand «Materia» de Boccioni (1912), l’ensemble aujourd’hui montré doit composer avec la donation Giuseppina et Francesco Pasquinettli de 2021 (Giuseppina est après tout encore vivante!) et le fonds ancien. Les premières toiles futuristes sont entrées dans les collections en 1934.
Une simple présence
Les tableaux Mattioli se contentent pour l’instant d’une sorte d’acte de présence, signalée par un cartel noir les autres restant sur fond blanc. C’est frustrant, d’autant plus que certaines salles vouées à l’Italie des années 1950 et 1960 demeurent assez faibles. On se réjouit de voir le fonds présenté sinon dans son intégrité du moins dans sa complexité. Il s’agit après tout désormais de «la plus grande collection futuriste du monde»…
(1) Ne pleurez pas trop sur le sort des héritiers Mattioli! Sa fille a pu vendre en novembre 2015 à New York un nu de Modigliani pour 170,4 millions de dollars chez Christie’s.
Pratique
Museo del Novecento, 8, piazza Duomo, Milan. Tél. 0039 02 88 44 40 61, site www.museodelnovecento.org Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 19h30. Réservation facultative.
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Exposition à Milan – Le Palazzo Reale en fait trop pour Max Ernst
Près de 400 numéros, c’est beaucoup, surtout s’il y a peu de chefs-d’œuvre parmi eux. Il y a cependant là une dizaine de toiles phares.