Relations Suisse-UELe nouveau contexte géopolitique redessine la question européenne
Les observateurs et les acteurs politiques doutent que la reprise par la Suisse des sanctions européennes vis-à-vis de la Russie puisse avoir une influence positive sur de futures négociations avec Bruxelles.

Sortir la politique européenne de la Suisse de l’impasse: tel est l’objectif de l’initiative populaire que le mouvement politique progressiste Opération Libero s’apprête à lancer. «La guerre d’agression de Poutine constitue un tournant. Dans un monde où l’on tente d’écraser l’idée européenne à coup de bombes, la Suisse doit décider où elle veut aller», affirment ses responsables.
Dix mois après le refus du Conseil fédéral de signer l’accord institutionnel qui avait été négocié avec l’Union européenne (UE), l’avenir de nos relations avec nos voisins s’inscrit désormais dans un nouveau contexte géopolitique. La Suisse en a-t-elle vraiment conscience?
Une décision qui divise
Au lendemain de l’invasion de l’Ukraine, le Conseil fédéral a hésité pendant quelques jours avant de décider de reprendre la totalité des sanctions adoptées par l’UE contre la Russie. «Ces tergiversations risquent une nouvelle fois de nous faire passer pour des opportunistes, même si le gouvernement a finalement corrigé son erreur de jugement», souligne Samuel Bendahan, conseiller national et vice-président du Parti socialiste.
De l’autre côté de l’échiquier politique, l’UDC fustige la position du gouvernement. «L’alignement de la Suisse sur les mesures prises par l’UE remet sérieusement en question la neutralité de la Suisse et pourrait également témoigner d’une volonté de se faire pardonner après avoir abruptement mis un terme aux négociations liées à l’accord-cadre et choisi l’avion de combat américain F-35A au détriment du Rafale français. L’interprétation audacieuse qui a été faite de la neutralité aura des conséquences non négligeables», lance Céline Amaudruz, conseillère nationale et vice-présidente de l’UDC. La politicienne genevoise voit aussi cette décision comme un échange de bons procédés entre Berne et Bruxelles: «La Suisse reprend les sanctions de l’UE, l’UE soutient la candidature helvétique au Conseil de sécurité de l’ONU.»
«Ce n’est pas un changement de paradigme»
Les observateurs de la question européenne et les acteurs politiques doutent que la reprise des sanctions européennes vis-à-vis de la Russie puisse exercer une influence positive sur de futures négociations avec Bruxelles. «J’en serais fort surprise. J’imagine mal la Commission européenne prêter attention à notre attitude dans ce conflit», estime Céline Amaudruz.
«C’est à la Suisse de décider si et quand elle souhaite reprendre les négociations avec nous. Notre porte est et restera toujours ouverte.»
Selon Petros Mavromichalis, ambassadeur de l’UE en Suisse, «cette décision nous rappelle que ce qui nous unit, à savoir nos valeurs communes, est beaucoup plus important que ce qui nous sépare.» Et d’ajouter: «C’est à la Suisse de décider si et quand elle souhaite reprendre les négociations avec nous. Notre porte est et restera toujours ouverte.»
Pour René Schwok, professeur à l’Université de Genève, «la reprise de l’entièreté des sanctions de l’UE est spectaculaire. Cela tranche avec l’attitude passive de Berne lors des précédentes agressions de la Russie contre l’Ukraine en 2014. Et ce n’est pas banal qu’elles soient dirigées contre une grande puissance nucléaire et membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies. Cependant, il ne s’agit pas d’un changement de paradigme. La Suisse avait déjà adopté les sanctions de l’UE contre la Serbie, la Birmanie et la Syrie.»
«Pour négocier avec Bruxelles, la Suisse ne peut plus appliquer les mêmes recettes que par le passé.»
Selon le politologue, cette décision s’inscrit dans le cadre de la loi fédérale sur les embargos entrée en vigueur en 2003. Cette législation prévoit que la Confédération peut appliquer les sanctions décrétées par l’ONU, par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe ou par les principaux partenaires commerciaux de la Suisse. Or, l’UE est à la fois son fournisseur et débouché numéro 1. René Schwok relève que les prochaines négociations avec l’UE sont un autre sujet.
Le contexte et les opinions ont évolué
Si la Suisse veut approfondir ses relations avec ses voisins, elle doit d’abord saisir les changements profonds qui ont marqué l’évolution de la politique de l’UE au cours de la dernière décennie. «Ses acteurs politiques et économiques ont souvent une conception dépassée du fonctionnement et des priorités de l’UE», regrette Darius Farman, codirecteur du Foraus, groupe de réflexion sur la politique étrangère. «Avec la guerre en Ukraine, l’UE parachève une montée en puissance initiée il y a une dizaine d’années et renforcée par les différentes crises qui l’ont frappée. Elle n’est plus seulement un grand marché économique, mais devient une puissance politique. Or, la Suisse a sous-estimé cette évolution avec son approche très technique de l’avenir de la voie bilatérale. Pour négocier avec Bruxelles, la Suisse ne peut plus appliquer les mêmes recettes que par le passé», constate Darius Farman.

Avant l’invasion de l’Ukraine, les Suisses se déclaraient préoccupés par l’échec de l’accord institutionnel avec l’UE. «80% des personnes interrogées sont d’accord sur le fait que l’accès au marché européen se détériorera pour l’industrie suisse des exportations si les accords ne sont pas actualisés», affirme Interpharma, association faîtière des entreprises pharmaceutiques, qui est à l’origine de l’enquête menée par l’institut Gfs.bern. Elle affirme que neuf personnes sondées sur dix considèrent «les avantages pour l’économie suisse et la facilité à voyager à travers l’Europe comme des éléments pertinents» au maintien d’une relation avec l’UE.
La Suisse, ce «malade imaginaire»
Alors que la politique de sécurité pourrait primer sur la question européenne, la population est partagée sur la nécessité d’augmenter les dépenses militaires. Selon une enquête d’opinion réalisée par Tamedia (éditeur de Bilan) après le déclenchement des hostilités, 45% des sondés répondent que le budget de l’armée doit être augmenté, contre 41% qui estiment que celui-ci est suffisant.
«La question européenne est primordiale. Elle nécessite une union sacrée entre les acteurs politiques qui soutiennent un accord avec Bruxelles et le patronat qui doit comprendre que celui-ci doit profiter non seulement aux entreprises mais à toute la population», relève Samuel Bendahan.
Professeur en études européennes à l’Université de Fribourg, Gilbert Casasus ne cache pas ses doutes. «Festival d’un nationalisme de mauvais aloi, la Suisse se comporte comme un malade imaginaire, n’ayant toujours pas compris que l’Europe ne lui veut aucun mal et qu’elle peut même lui offrir une place de choix», écrit-il dans une opinion publiée dans la presse locale.
Vous avez trouvé une erreur?Merci de nous la signaler.