
Ça sent le sapin. Il n’y a pas de morts dans les parages, même si La Chaux-de-Fonds possède sans nul doute le plus beau crématoire Art nouveau du monde. Mais des connexions intellectuelles se révèlent tout de même possibles. La nouvelle exposition du Musée des beaux-arts de la cité horlogère (MBAC) s’intitule en effet «Sortir du bois, à la lisière du style sapin». Elle concerne bien entendu cette forme d’Art nouveau spécifique née dans la ville au début du XXe siècle. Une forme aujourd’hui reconnue internationalement, et pas seulement en raison du jeune Le Corbusier et de son maître Charles L’Eplattenier. Le Musée d’Orsay a acquis il y a quelques années un banc de bois à haut dossier produit à La Chaux-de-Fonds et une céramique d’Henriette Grandjean-Bourquin (1887-1968). Deux œuvres exposées en quasi-permanence dans son département des arts décoratifs.
Mariées et inactives
L’idée de l’exposition vise à l’élargissement des connaissances. Le «style sapin» s’est jusqu’ici limité à une poignée de noms, tous masculins. La chose ne pouvait pas passer le cap des années 2020. Il a existé il y a plus de cent ans des créatrices, comme il se doit laissées dans l’ombre. Surtout après leur rentrée dans le rang. «Les femmes artistes n’avaient à l’époque que peu de reconnaissance en comparaison de leurs collègues masculins et devaient se cantonner à leur rôle d’épouse une fois mariées.» J’ai du reste eu une grand’mère maternelle neuchâteloise qui peignait très agréablement sur porcelaine. Elle a arrêté net après ses épousailles. Ce fut, à un niveau bien sûr plus inspiré et plus personnel, aussi le cas d’Henriette Grandjean, de Marie-Louise Goering (1876-1873) ou même de Sophie L’Eplattenier (1876-1956). Cette dernière était pourtant la sœur de la grande vedette «sapin» Charles L’Eplattenier.

Ces trois femmes ne constituent pas les seules exhumations de «Sortir du bois, à la lisière du style sapin». Certains hommes ont vécu dans l’ombre des bureaux d’architecture. Ou alors ils ont complètement changé de style par la suite. On connaît aujourd’hui Jules Courvoisier (1884-1936), installé dès 1912 à Genève, comme affichiste. Charles-Clos Olsommer (1883-1966) a pour sa part émigré en Valais, où il a multiplié (parfois non sans talent) les peintures d’un catholicisme militant. Ces derniers avaient aussi leur place dans un accrochage se voulant prospectif. Ils deviennent ainsi de nouveaux arbres poussant dans la forêt des conifères.

Pour prendre le cas de Sophie L’Eplattenier, qui reste souvent assez proche de l’Art nouveau français, ses céramiques se comptaient jusqu’ici par rares unités. Il y en avait quelques exemples dans les réserves de l’Ariana genevois. Les recherches entreprises par l’équipe du Musée des beaux-arts de La Chaux-de-Fonds (l’exposition étant signée par le directeur David Lemaire et Marie Gaitzsch) ont amené la découverte de pièces inconnues apportées par des amateurs. Certains les tenaient de famille. D’autres grâce à des brocantes. Le fonds Marie-Louise Goering est pour sa part venu d’un coup au MBAC. Les œuvres et esquisses de cette femme regardant parfois du côté de la Sécession viennoise ont été données à l’institution par une personne de sa famille, la femme peintre Emilienne Farny. Une figure romande importante des années 1960 à 2000 (1).

Parmi les architectes ayant travaillé à l’ombre de Charles L’Eplattenier (les sapins font beaucoup d’ombre), les commissaires ont mis l’accent sur René Chapallaz (1881-1976). L’homme a œuvré sur les plans de plusieurs villas emblématiques du plateau jurassien ou ailleurs. Je citerai la Villa Baehler, son propre atelier à Tavannes (où se trouve aussi sa Villa Sandoz), les maisons Jacquemet ou Fallet. Et j’en passe… Une immense salle accueille donc, dans le musée récemment rénové, ses plans et élévations proches du premier Corbusier quand il s’appelait encore Jeanneret. Cette grande pièce suit celle où se voient présentés les vitraux exécutés sur les cartons de Jules Courvoisier. La grande redécouverte de l’exposition. Considérées comme perdues, ces verrières typiquement «sapin», avec leur stylisation géométrisée d’éléments naturels, ont été retrouvées il y a quelques mois. Rescapées de la Chapelle indépendante de Cernier-Fontainemelon (2), elles s’empoussiéraient dans une cave. Cet ajout au projet imprévu se voir présenté «en l’état». Il y a par-ci, par-là des manques créés par un peu de casse. Rien de bien grave…

Cette manifestation historique aurait pu se suffire à elle-même. Il y a là beaucoup d’œuvres quasi inédites. Bien présentées. Je pense notamment aux céramiques inspirées d’Henriette Grandjean ou de ce Charles-Clos Olsommer, dont le public connaît trop peu la fondation (visitable) installée à Sierre. L’équipe du musée a cependant voulu deux contrepoints contemporains. Le premier est à la fois spectaculaire et discret. Il s’agit du papier peint conçu à partir de motifs de Sophie L’Eplattenier. Tapissant la première salle, il permet au visiteur une immersion dans le sujet. Sa composition est l’œuvre de Mehryl (au masculin) Levisse, très intéressé par les arts décoratifs. Il est permis de penser aux papiers conçus l’an dernier par Laura Owens pour la Fondation Vincent Van Gogh d’Arles, dont je vous ai parlé.

L’autre apport se révèle pictural. Il s’agit d’une «proposition» (un mot que l’art contemporain adore depuis quelques années) d’Alexandre et Florentine Lamarche-Ovize. Les duettistes s’éloignent ici un peu du thème originel. Les jeunes quadragénaires français s’inspirent de la nature, mais sans la géométriser. Les toiles et leurs quelques sculptures (posées à même le sol) possèdent au contraire quelque chose de foisonnant et de bourgeonnant. Des vraies jungles en salon. Ces créations libres répondent et prolongent à la fois celles, historiques, proposées par ailleurs. Ces «légumistes» pour reprendre le qualificatif qu’ils se donnent, font du coup bien dans ce qu’on peut appeler, à tous les sens du terme, le paysage.
(1) Décédée en 2014, Emilienne Farny devrait faire l’objet en 2023 d’une rétrospective au Musée d’art de Pully.
(2) L’édifice a été transformé en maison d’habitation vers 1977.
Pratique
«Sortir du bois, à la lisière du style sapin» + «Lamarche-Ovize, Légumistes», Musée des beaux-arts, 33, rue des Musées, La Chaux-de-Fonds, jusqu’au 22 mai. Tél. 032 467 69 77, site www.mbac.ch Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 17h. La collection du musée, au premier étage, s’est vue redéployée. La présentation actuelle se doit d’être visitée. C’est en effet très bien.
Vous avez trouvé une erreur?Merci de nous la signaler.
La Chaux-de-Fonds – Le musée se situe à la lisière du «Style sapin»
L’Art nouveau a connu une floraison originale dans le Jura neuchâtelois. Mais certains créateurs, et surtout créatrices, ont été oubliés depuis 1910.