
L’histoire de l’art ressemble souvent à une autoroute à grande vitesse. Elle ignore les embranchements et les chemins de traverse. En matière de peinture, le XVIIIe siècle français officiel se limite ainsi à une demi-douzaine de grands noms. Ils font passer le visiteur, en moins de temps qu’il faut pour le dire, d’Antoine Watteau (1684-1721) à Jacques-Louis David (1748-1825). Pas de place pour les petits-maîtres, les disciples et les épigones! Ces derniers sont du coup longtemps restés méconnus, pour ne pas dire inconnus. C’est depuis une quarantaine d’années seulement que les chercheurs, abandonnant leurs théories esthétiques ou sociologiques fumeuses, se sont remis au travail notamment d’archives. Il y a dès lors eu des livres illustrés, notamment ceux publiés par Arthéna, et des expositions, généralement exilées en province. Le Petit Palais de Paris a cependant organisé en 2017 un remarquable «Baroque des Lumières» avec des toiles (souvent bichonnées pour l’occasion) provenant d’églises de la capitale.
«Trente-cinq mètres linéaires. «Les Sacrements» forment la plus grosse entreprise picturale religieuse assumée par un seul artiste au XVIIIe siècle.»
Jean Bardin (1732-1809) faisait partie des figures à remettre en lumière (sans «s» à la fin). Ce n’était plus qu’un nom, lié à des toiles confinées dans les réserves des musées ou à des dessins éparpillés sur le marché de l’art. Il fallait qu’un spécialiste retrousse ses manches. Chargé de cours à Paris1, Frédéric Jiméno s’est mis au travail. On lui doit notamment pour Bardin la redécouverte du cycle sur les «Sept Sacrements», peint pour le couvent de Valbonne, saisi à la Révolution et restitué pour tard aux moines qui ont dû quitter la France après la «Loi de 1901 sur les congrégations». Les toiles sont alors parties pour Saragosse. Las! «Le lieu abritait aussi des fresques de Goya, qui attiraient les touristes», explique aujourd’hui Olivia Voisin, directrice du Musée des beaux-arts d’Orléans qui accueille la première exposition Bardin jamais organisée. «En dépit d’un corridor aménagé afin que les visiteurs ne croisent jamais les religieux, ceux-ci ont préféré prier plus loin.» Difficile de monter une rétrospective sans ces énormes toiles. «Trente-cinq mètres linéaires. La plus grosse entreprise picturale religieuse assumée par un seul artiste au XVIIIe siècle.» Le musée d’Orléans a donc fait des pieds et des mains pour se faire prêter l’ensemble, hélas en mauvais état…

Inspirés dans les années 1780 par les deux cycles sur le même sujet de Nicolas Poussin, «Les Sacrements» brillent donc à la fin du parcours d’une exposition racontant à la fois un œuvre et une vie. Bardin est né à Paris. Il a remporté le Prix de Rome en 1765 avec «Tullie faisant passer son char sur le corps de son père». Un sujet d’histoire romaine «gore» déjà traité en 1735 comme «morceau de réception» à l’Académie par Michel-François Dandré-Bardon. Ont logiquement suivi le séjour dans la Ville éternelle, puis le retour à Paris où le débutant s’est fait connaître par de grands dessins destinés aux amateurs. Bardin se verra «agréé» l’Académie en 1779, mais il ne remettra jamais le tableau promis. Il faut dire que le fameux cycle pour la chartreuse de Valbonne l’occupera dès 1780. Six tableaux seront livrés, le septième arrivant à bout touchant en 1791 après la dissolution révolutionnaire des ordres religieux. Les derniers d’entre eux ont été exécutés à Orléans, où Bardin s’est vu appelé en 1786 afin de créer une Ecole gratuite de dessin sous l’impulsion du riche mécène Desfriches. Il dirigera dès 1799 le premier musée de la ville, produisant peu dans ses dernières années.

Olivia Voisin se montre intarissable quand elle parle de cette figure intimement liée à l’histoire culturelle de la ville. «Il nous a fallu obtenir, si possible après nettoyage ou restauration, les principaux tableaux. Certains constituent des découvertes. Les églises de France restent pleines de toiles encrassées. Certaines étaient fatalement signées Bardin.» C’est le cas pour l’énorme «Martyre de Saint-André», qui n’a pas pu quitter l’église de Saint-Pierre de Douai. «Nous n’aurions jamais pu le faire entrer dans nos salles.» «L’éducation de la Vierge» de la cathédrale de Bayonne a en revanche pu faire le voyage, tout comme «Le martyre de Saint-Barthélemy» de Mesnil-le-Roi. «Avec la «Résurrection» de Charmentray, un village de Seine-et-Marne, il s’agit d’une révélation, avec en plus l’indication de la date: 1780.» Placé sur le maître-autel, le tableau se trouvait dans un état déplorable. Une double résurrection donc…
Œuvres de comparaison
Pour l’exposition, il fallait quelques prêts internationaux. L’Albertina de Vienne a cédé, non sans réticences. «Pour les gouaches, spectaculaires, le musée a exigé une présentation à plat.» Convenaient aussi selon les commissaires quelques œuvres de contemporains à présenter pour comparaison. «Il nous semblait intéressant de montrer, à côté de la Tullie de Bardin, celles de ses concurrents malheureux Jean Siméon Barthélémy ou François-Guillaume Ménageot.» Quelques exemples de Jean-Baptiste Marie Pierre, le maître de Bardin, semblaient par ailleurs souhaitables d’autant plus que l’homme, en dépit de sa réputation à l’époque, attend encore sa grande exposition. Une ample documentation, à la fin, nous donne des indications sur la fille peintre de Bardin, Ambroise-Marguerite, comme sur ses suiveurs. Il fallait bien conforter l’ancrage orléanais.

Que donne l’ensemble? Il offre le bon panorama d’un œuvre qui, sans être capital, s’intègre dignement au corpus d’un siècle parfois profondément religieux et savant. Bardin propose en effet une peinture sérieuse, parfois grave. Pas de paysages, ni de scènes galantes. Un seul portrait, celui de l’homme lui-même. L’homme a su passer d’un rococo finissant, et donc assagi, à un classicisme sans sécheresse. C’est un bon dessinateur, imaginatif, qui sait éviter les formules stéréotypées. L’entreprise de Frédéric Jiméno et Olivia Voisin (plus Mehdi Korchane) aboutit donc à une réussite. On ne pourra plus parler de la peinture française du Siècle des Lumières sans avoir au moins un petit mot, gentil en plus, pour Jean Bardin.
Pratique
«Jean Bardin 1732-1809, Le feu sacré», Musée des beaux-arts, place Sainte-Croix, Orléans, jusqu’au 30 avril. Tél. 00332 38 79 21 86, site www.orleans-metropole.fr Ouvert du mardi au vendredi de 10h à 18h, le dimanche de 13h à 18h. Le jeudi jusqu’à 20h.

En France, le musée d’Orléans brille d’un éclat singulier. C’est l’un des seuls essentiellement voué à l’art ancien. Il doit aujourd’hui son dynamisme à sa directrice Olivia Voisin.
C’est en France un musée phare situé dans une petite ville. Il ne faut en effet pas se faire d’illusions. Orléans se veut certes aujourd’hui «métropole», à l’instar de Montpellier ou Rouen. Il n’en s’agit pas moins d’une localité périphérique à un peu plus d’une heure de TER de Paris. Il y a cependant bien des années que son Musée des beaux-arts brille d’un éclat insolite dans la constellation des institutions de région. La spécialité d’Orléans reste la peinture française ancienne, admirablement représentée dans des collections s’enrichissant sans cesse. Il n’y a guère de mois où Olivia Voisin, son actuelle directrice (elle était auparavant à Amiens), n’annonce une nouvelle acquisition dans des domaines abandonnés par ses confrères. Le pastel du XVIIIe. La peinture sacrée du XIXe. D’où des prix abordables pour la boulimique directrice.
Travaux à venir
J’ai déjà vu il y a bien longtemps, dans un musée qui va bientôt entrer en travaux pour pouvoir notamment redéployer en sous-sol le XXe siècle, de grandes rétrospectives sur des oubliés du Grand Siècle (lisez le XVIIe) comme Pierre Brébiette, Michel Corneille l’Ancien ou Lubin Baugin. Depuis l’arrivée d’Olivia à Orléans fin 2015, il y a eu une spectaculaire exposition Jean-Baptiste Perroneau, portraitiste d’Ancien Régime lié à la ville. Ou la découverte de Jean-Marie Delaperche, dont 90 dessins néoclassiques sont apparus sous forme de lot sur le marché de l’art. Tous achetés par Olivia, bien sûr!
Séduction et persuasion
Celle-ci sait d’ailleurs, par un travail tenant de la séduction et de la persuasion, médiatiser ce qu’elle organise. La presse française a parlé même des nouvelles mises en scène de ses salles permanentes, qui avaient il est vrai besoin d’un rafraîchissement. Ces accrochages denses, sur des fonds violemment colorés, vont à contre-courant des présentations quelque peu anorexiques de ses collègues sur des murs dont le blanc sale sent bon les années 1970. L’empilement jusqu’au plafond d’immenses compositions sacrées des XVIIe et XVIIIe siècle, (avec un peu de sculpture au milieu d’une salle gigantesque et des éclairages dramatiques) mériterait ainsi de faire école. C’est un tournant du goût. Allez donc à Orléans, avant que le musée se referme pour se refaire une beauté. Vous m’en direz des nouvelles!
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Exposition à Orléans – Le Musée des beaux-arts réhabilite Jean Bardin
L’artiste est lié à la ville où il a dirigé la première école de dessin dès 1786, puis le premier musée. Le peintre a donné un art très sérieux.