
Il n’y a pas de bords noirs autour. Le courriel du Mudac n’en ressemble pas moins à un faire-part mortuaire. Le musée lausannois, qui fait aujourd’hui partie de la galaxie Plateforme10, a perdu sa mécène. Traudl Engelhorn s’est éteinte fin septembre dans sa 96e année. Je ne suis pas arrivé à trouver le jour exact. L’an dernier, elle s’intéressait encore aux dernières acquisitions effectuées pour la collection de verre entreprise dans les années 1970 avec son mari Peter. Son décès intervient quelques mois après celui d’Alice Pauli dans sa 101e année. D’une manière bien plus affichée (et je dirais même avec un certain sens du spectacle), cette dernière dotait régulièrement le Musée cantonal de beaux-arts (MCB-a) de la cité vaudoise. Il y a comme un passage de générations(s) à prévoir… Suzanne Dubois, dont la collection est promise au MCB-a, n’est pas toute jeune non plus.
Débuts à Venise
Tout a donc commencé il y a un demi-siècle. D’origine autrichienne, Traudl Engelhorn, née Vechiatto, avait pris racine sur la Riviera vaudoise avec son mari Peter, qui était lui Allemand. Chacun sait que la région de Montreux, tout comme Ascona ou Gstaad, reste réputée pour son climat sain et fortifiant. Le couple désirait former une collection, mais il ne savait pas très bien laquelle. Le choix est tombé sur le verre après une conversation à Venise avec leur amie Peggy Guggenheim. Pourquoi ne pas se mettre au Murano moderne? La Fucina degli Angeli, que dirigeait Egidio Constantini, faisait appel aussi bien à Jean Cocteau qu’à Max Ernst ou à Salvador Dalí pour renouveler l’inspiration des souffleurs. Il fallait encourager cette production novatrice, qui a moins bien vieilli à mon avis que celle artisanale des maisons Venini ou Barovier. Sont ainsi intervenus les premiers achats. Mais les conjoints entendaient les faire en accord avec un musée.

Pour dénicher ce dernier, pas besoin de parcourir des centaines de kilomètres! Avenue de Villamont, la pétillante Rosemarie Lippuner dirigeait à Lausanne un Musée des arts décoratifs sans grands moyens financiers. Il semblait facile de s’entendre avec une responsable aussi avenante. Les Engelhorn ont donc signé une convention avec la Ville. Chaque pièce acquise par leurs soins devenait directement sa propriété, et par conséquent bien public. Sont ainsi entrées dans le fonds du Mudac sept cents pièces tenant souvent davantage de la sculpture que de l’objet. En tout cas, rien d’utilitaire! Ne soyons pas vulgaires. Peter est mort en 1997. En 2004, les emplettes ont commencé à se faire par le biais de la Fondation Le Mûrons. Un tutti frutti culturel et social s’occupant aussi bien de beaux-arts que de sciences ou d’humanitaire. Elles se poursuivent encore aujourd’hui.
«Désormais, l’art verrier n’est plus abordé en tant que domaine isolé, mais intégré de façon dynamique aux politiques d’acquisition, de programmation et de rayonnement de l’institution.»
Vous aurez bien sûr remarqué que le verre ne dispose plus d’espace propre dans le nouveau Mudac, inauguré cette année. Il faut dire que l’institution n’a pas grandi, comme on essaie de nous le faire croire, mais rapetissé. Représentée par la Fondation Jacques-Edouard Berger, l’archéologie est également entrée dans les placards. L’institution, qui va changer prochainement de mains pour passer dans celles de la peu francophone Beatrice Leanza, déclare avoir changé d’optique. Nous sommes maintenant dans le transversal. Il y aura ainsi une exposition en 2023 où le verre tiendra un rôle. Le communiqué de presse nous explique la chose avec toute la langue de bois voulue. «Désormais, l’art verrier n’est plus abordé en tant que domaine isolé, mais intégré de façon dynamique aux politiques d’acquisition, de programmation et de rayonnement de l’institution.»
L’argent de la chimie
L’ensemble actuel a été formé en toute discrétion. La personne des donateurs devait rester secrète. Peter Engelhorn m’avait murmuré si doucement son patronyme à l’oreille à la fin des années 1970 que je ne l’avais pas entendu. Difficile de le lui faire répéter. Précisons qu’il s’agissait là d’un nom célèbre dans les pays germaniques. Il ne faut en effet pas imaginer que les Engelhorn se soient saignés jusqu’à leur dernière veine pour enrichir le Mudac. La famille représentait des milliards. Tout tournait autour de la BASF, le plus grand groupe chimique du monde. Une entreprise fondée en 1865 à Mannheim par le patriarche Friedrich Engelhorn. La maison avait traversé avec profit les décennies mêmes les plus noires de l’Allemagne. Après la guerre, elle a été reprise par Curt, le frère de Peter. Ce dernier est toujours resté dans l’ombre de son aîné. C’est comme s’il avait été payé pour ne rien faire. La firme à été vendue aux Bâlois de Roche en 1997 pour 11 milliards. Peter en a alors empoché 2,45. Mais ces derniers ont fait des petits. Forbes, à qui j’emprunte désormais mes renseignements après ceux fournis par le Mudac, crédite ainsi en octobre 2022 Traudl et ses descendants de 4,2 milliards.

Forbes dit par ailleurs de Traudl qu’elle «vivait paisiblement à Lausanne en évitant la publicité.». C’est incroyable! Chaque fois qu’un magazine étranger parle de la Suisse, il faut qu’elle semble «paisible». En revanche les déchirements en héritiers de Curt, mort en 2016, font les choix gras de la presse de boulevard allemande. Ce ne sont bien sûr pas les nouveaux Gucci, mais il y a de quoi raconter avec ces enfants issus de quatre épouses successives. Pour ce qui est de la descendance de Traudl, elle semble se limiter à sa petite fille Marlene. Une dame qui fait également parler d’elle, mais pas pour son avidité. Avec son profil d’écoféministe, cette femme de trente ans milite pour l’accroissement de l’impôt des riches. L’an dernier, alors que son «Oma» vivait encore, elle a expliqué vouloir donner les neuf dixièmes de sa fortune à venir à des œuvres sociales. Elle ne «voulait pas» de cet argent. Cela dit, avec les 420 millions qui lui resteraient (moins sans doute, il est vrai, après les prélèvements du fisc), il doit tout de même lui rester de quoi vivre. Du moins en faisant attention.
Et Alice Pauli?
Un dernier mot. Puisque nous en sommes aux mécènes féminines, qu’en est-il des biens d’Alice Pauli? Il ne me semble pas avoir entendu parler de succession. Elle doit pourtant se révéler ici confortable. Le MCB-a a-t-il reçu quelque chose, ou la fortune est-elle intégralement allée aux chiens abandonnés?
Vous avez trouvé une erreur?Merci de nous la signaler.
Musées lausannois – Le Mudac a perdu sa mécène Traudl Engelhorn
La milliardaire allemande avait 95 ans. Résidant sur la Riviera, elle avait formé avec son mari Peter une collection de verre contemporain.