
En 2020-2021, le Musée d’histoire naturelle de Neuchâtel présentait «Sauvage», dont je vous ai alors parlé. Il s’agissait d’explorer ce qui subsiste de vie primitive, tant dans nos régions que sur les continents exotiques. Le parcours commençait dans une salle toute noire, où pouvaient s’entendre des bruits pouvant sembler inquiétants. C’était ceux de nos braves animaux suisses dans la nuit. La peur naît parfois de la seule étrangeté. Une réussite.
Incivilités
Depuis quelques jours, le MEN neuchâtelois (ex-Musée d’ethnographie) propose à son public «L’impossible sauvage». Il est permis de le voir comme un complément, même si le propos peut sembler différent. L’humain se retrouve cette fois au centre des préoccupations. Un homme (ou une femme) déformé(e) par des millénaires de civilisation. Ils l’auront autant changé que le redoutable sanglier noir, devenu au fil du temps un petit cochon rose. Il faut dire que le processus s’est vu toujours plus encouragé. Pensez à la domestication de la violence urbaine entre le Moyen Age et nos jours, même si cyclistes et automobilistes savent aujourd’hui encore très rapidement remonter le cours du temps… La sauvagerie se voit toujours plus stigmatisée. Ecartée du quotidien, elle devient une incivilité. Dans l’exposition du MEN, l’une des personnes interrogées explique bien que les carnavals suisses se sont récemment vus policés. Des gestes jadis normaux pourraient aujourd’hui valoir des plaintes pénales… Alors, montrons-nous prudents!

La sauvagerie des origines fascine cependant aujourd’hui les hommes (et les femmes, vous voyez que je subis aussi la pression sociale) comme une sorte de paradis perdu. Elle parle à notre imaginaire. Son aspect incontrôlé vient contredire un monde devenu trop lisse (à la notable exception des banlieues tout de même…), avec sa tyrannie du convenable et du convenu. Cette force est du coup devenue une utopie vers laquelle certains pensent que nous devrions tendre. Je vous rassure tout de même! L’exposition conçue sur trois étages du MEN (qui exploite depuis l’an dernier ses sous-sols) par Yann Laville et Grégoire Mayor reste convenable. Il existe les sauvages respectables et les autres. Vous ne verrez ici ni «skins», ni groupes fascistes, même si les envahisseurs du Capitole américain ressortent de cette mouvance. Les commissaires sont restés du côté des chamanes, des druidesses, des interprètes animalières, des chasseresses, des zadistes (ces derniers photographiés en Suisse romande par Nora Rupp) et des masques de bois. C’est à peine si un «nouveau guerrier» (anonyme) se livre dans une vidéo à l’éloge du patriarcat.
Friches urbaines
Il fallait une mise en scène et surtout un décor pour animer le propos. L’équipe de Curious Space était aux manettes. Elle a conçu une forêt merveilleuse avec trois imaginaires, puis toutes sortes d’espaces à l’écart des villes. Cela dit, il existe aujourd’hui des friches urbaines et industrielles, avec leur faune. Ces dernières ont trouvé leur place en fin de parcours, alors que le public se retrouve au premier étage après avoir commencé au rez-de-chaussée et passé par les caves. Le visiteur renoue ici paradoxalement avec «la poésie des ruines». La bestialité se retrouve dans une sorte de postmodernité loin des forêts profondes et des campagnes reculées. La boucle est bouclée, puisque nous avions commencé par «la traversée d’une ville oppressante, allégorie de la domestication où le sauvage ne cesse pourtant de ressurgir.» Un sauvage ici considéré de manière positive. Depuis Rousseau (représenté ici par un buste orné d’un collier de fleurs), nous savons que l’homme «naît bon et que c’est la société qui le pervertit». Le cannibalisme ne constitue après tout qu’un fait culturel comme un autre. Miam miam!

Plastiquement, l’exposition se révèle très réussie. Curious Space a imaginé toutes sortes d’espaces et de recoins, éclairés comme il se doit d’une manière spectaculaire. Les objets se révèlent bien choisis, des costumes de carnaval aux produits de magasin invoquant de manière commerciale une certaine bestialité (1). Il y a de bonnes photos. Les courtes vidéos sont intéressantes. Le propos apparaît intelligent et intelligible. Alors d’où vient la légère insatisfaction au moment de la sortie? D’un effet de répétition, sans doute. Depuis Jacques Hainard, qui fut à la tête du MEG de 1980 à 2006, rien n’a vraiment changé au MEN. Le directeur vedette a servi de père, puis de grand-père à de nouveaux conservateurs. Nous en avons même un disciple avec Marc-Olivier Wahler qui coiffe le Musée d’art et d’histoire de Genève. Monsieur Transversalité.

Qu’est-ce que cela signifie? Rien de bien grave. Il y a juste le fait que, révolutionnaires au départ (surtout pour ceux qui ont connu comme moi au départ celles de son prédécesseur Jean Gabus), les expositions du MEN ont fini par ronronner. La machine s’est huilée afin de mieux tourner. Elle conduit du coup toujours au même endroit. Le public, qui avait commencé par prendre des baffes, a fini par se faire caresser dans le sens du poil. C’est devenu chaque année la même chose. «Impossible» ou non, le sauvage succède au touriste et à dix autres sujets. Si ces derniers évoluent et changent, le traitement reste en revanche le même. Télescopages d’idées. Mélange d’œuvres d’art (2) et d’objets de bazar, voire de grand magasin. Théâtralisation par la mise en scène et la lumière. Placement au centre non pas de l’être ethnographique, mais de nous-mêmes. «L’impossible sauvage» en constitue aujourd’hui une illustration. Excellente, certes. Mais ne deviendrait-il pas temps de passer à autre chose?
(1) L’«Eau sauvage» de Dior nous reste tout de même épargnée.
(2) Peu d’œuvres artistiquement marquantes cette fois. J’ai tout de même noté, tout au début, un très beau «tiki» des Iles Marquises acquis par le MEN en 1919.
Pratique
«L’impossible sauvage», MEN (ex-Musée d’ethnographie), 4, rue Saint-Nicolas, Neuchâtel, jusqu’au 26 février 2023. Tél. 032 717 85 60, site www.men.ch Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 17h.
Vous avez trouvé une erreur?Merci de nous la signaler.
Exposition à Neuchâtel – Le MEN se penche sur «L’impossible sauvage»
Domestiqués depuis des siècles, l’homme et la femme aimeraient renouer avec la nature brute. L’exposition bénéficie d’un décor spectaculaire.