
Il s’agit d’un lieu hautement recommandable. D’abord, il se trouve sous les toits du Musée cantonal des beaux-arts (MCB-a) de Lausanne, au sommet d’un grand escalier. Le lieu présente en plus de bonnes expositions d’art graphique, généralement en rapport avec les collections. Nos voisins vaudois se soucient de leurs fonds patrimoniaux. Bref, il existe selon moi toutes les raisons de se rendre à l’Espace Focus, qui nous a déjà valu depuis 2020 des présentations comme celles consacrées à «Yersin dessinateur», à la donation Lévy d’œuvres de Jean Dubuffet ou «La folie papivore» d’Aloïse Corbaz.
«Le dessin permet de retenir les informations données par le regard.»
C’est à Balthus (1908-2001) que se voient aujourd’hui voués ces quelque deux cents mètres carrés, divisibles au gré du preneur. On se souvient de l’adulation dont le peintre faisait l’objet au moment de sa mort. Le monde entier venait rendre hommage au faux ermite de Rossinière, dont il occupait le «grand chalet» aux cent treize fenêtres. Supposé ennemi de toute festivité populaire, le vieil homme s’y donnait volontiers en spectacle. Je me souviens de l’article du quotidien «Le Matin», aujourd’hui disparu, parlant à propos d’un de ses anniversaires de «la fête à Balthus». Mais sans doute la solitude relevait-elle du mythe, comme du reste son titre comtal ou sa prodigieuse lenteur au travail. Les catalogues raisonnés de son œuvre se sont en effet révélés nettement plus copieux que prévu.

L’était de grâce semble aujourd’hui terminé. Il y a eu la retombée venant fatalement après les commémorations. Puis le contenu des toiles de l’artiste a commencé à faire tousser. L’érotomane semblait d’autant plus incompatible avec la nouvelle morale, devenue de plus en plus exigeante, que le créateur entretenait un faible coupable pour les fillettes en socquettes. Pédophilie! Que s’était-il passé avec ses modèles Anna, Katia et Michelina, complaisamment dévêtues et parfois entrelacées? On se souvient de la sotte demande adressée au «Met» de New York de retirer une toile pourtant bien chaste du maître de ses cimaises. Huit mille sept cents signatures en 2017! En vain, Dieu merci. Il n’empêche que lors de la rétrospective Balthus en 2018 de la Fondation Beyeler de Bâle (chez qui un collectionneur a déposé à long terme le célèbre «Passage du Commerce Saint-André» de l’artiste) il zonait partout des médiateurs et des médiatrices. Ils devaient, si besoin, expliquer le peintre aux visiteurs scandalisés. Ces gens sont heureusement restés semble-t-il au chômage technique…

Pendant ce temps, l’héritage Balthus s’est liquidé. Pas facile… S’opposaient apparemment deux clans, pour ne pas dire deux factions. L’artiste avait eu de sa première épouse Antoinette deux fils, Stanislas et Thadée. Le premier, qui avait des velléités d’acteur, a peu fait parler de lui. Le second a gravité dans l’entourage d’Yves Saint Laurent dont il avait épousé une des muses, Loulou de La Falaise. On doit à ce dernier deux bons livres, dont l’un consiste en l’édition de la correspondance échangée par ses parents. Puis Balthus a découvert le Japon et Setsuko en même temps. Elle était également peintre. Il en fit sa seconde femme. Il en a obtenu une fille, Harumi, qui se veut elle aussi artiste. Il s’est ainsi créé, via ces dernières, une Fondation Balthus Klossowski de Rola. Elle a fait don en 2016 au MCB-a de plusieurs œuvres, dont l’emblématique «Le roi des chats» de 1935. Par la suite, cette entité a déposé des dessins, les carnets restant propriété de la veuve. Une fondation parallèle conserve les objets (plaid, pinceaux…) liés au «grand chalet».

C’est de ces fonds que Camille Lévêque-Claudet a tiré les œuvres présentées en ce moment à l’Espace Focus. Comme on pouvait s’y attendre, la plupart des grands dessins ou des croquis tirés de cahiers d’études remontent aux dernières années, ou presque. Balthus a arrêté dans les années 1990 de tenir le crayon en raison d’une cataracte non soignée, se contentant désormais de polaroïds. Sur les murs repeints d’un magnifique ton rouille, il y a donc au MCB-a peu de pièces «historiques». Je retiendrai l’autoportrait à seize ans de 1924. Plus des études de composition pour «Le Passage du Commerce Saint-André» remontant au début des années 1950. Le reste se compose de pièces, parfois aquarellées, produites quand Balthus dirigeait à Rome la Villa Médicis, de paysages exécutés dans sa propriété de Monte Calvello ou de créations produites après son arrivée à Rossinière en 1977. Le peintre aurait acquis le domaine vaudois (alors transformé en hôtel) après y avoir pris le thé…
«Avec le dessin, on est au coeur du monde.»
La plupart du temps, il s’agit d’œuvres où le crayon semble frôler le papier, parfois dit «peau d’éléphant». Balthus manie en plus généreusement l’estompe, ce qui renforce l’effet fantomatique. Il y a des moments où le regardeur ne voit presque rien. L’homme ne fait pas partie des virtuoses. Ce n’est ni Pablo Picasso ni, dans un autre genre, Hans Bellmer. Il y a chez lui un aspect volontairement maladroit, primitif, qui rejoint les fresques du «quattrocento» faisant sa dilection. Ce n’est pas pour rien que Dominique Radrizzani l’avait rapproché il y a longtemps au Musée Jenisch veveysan de son aîné de trente ans René Auberjonois. Il serait aussi possible de voir des connexions avec son contemporain, le Genevois Emile Chambon. Un autre amateur d’adolescentes en socquettes, soit dit en passant. Et il ne faut bien sûr pas oublier le frère de Balthus, Pierre Klossowski. Celui-ci livrait au public son épouse, elle mûrissante. Roberte subissait régulièrement (mais voluptueusement) dans de grands dessins au crayons de couleurs les avant-derniers outrages de la part de jeunes voyous.

Quantitativement raisonnable, bien expliqué, agréablement présenté, «Balthus dessinateur» pourrait incarner le type même de la petite exposition réussie. Nulle esbroufe. Aucune prétention abusive. Pas d’escroquerie intellectuelle. Le bon nombre de textes explicatifs. Le commissaire s’est mis au service de l’artiste au lieu de s’en servir, comme la chose se fait aujourd’hui trop souvent. Suivez mon regard. Le visiteur sait qu’il se trouve dans un musée et non pas dans un jardin d’enfants, ni sur un terrain de jeu, ni au milieu d’un «tiers lieu» à la recherche de son tiers-monde. Le public est là pour voir, apprendre et se réjouir. Il n’y a pas toujours besoin «de chercher de midi à quatorze heures», comme aurait dit ma grand-mère. Il suffit de montrer, mais avec goût et intelligence.
Pratique
«Balthus dessinateur», Espace Focus, Musée cantonal des beaux-arts (MCB-a), 16, place de la Gare, Lausanne, jusqu’au 23 avril. Tél. 021 318 44 00, site www.mcba.ch Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h, le jeudi jusquà 20h. Entrée gratuite. Joli petit catalogue, vendu 5 francs.
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Exposition à Lausanne – Le MCB-a nous montre Balthus dessinateur
L’Espace Focus abrite des œuvres déposées par la fondation familiale. Un accrochage modeste, mais réussi. Pourquoi vouloir toujours innover?