
Il en va des musées comme des restaurants, des charcuteries ou des fromageries. Les bonnes adresses se distinguent vite du commun. Le bouche-à-oreille fait le reste, surtout s’il s’agit de nourritures. Mais pas seulement! En Suisse, certaines institutions me semblent ainsi inconsommables, alors que d’autres me font monter la salive rien qu’en entendant leur nom. Un changement de tenancier ou de tenancière fait par conséquent toujours peur. Les visiteurs se demandent à quelle sauce ils seront mangés par la suite.
Passage de témoin
Mais arrêtons là de filer la métaphore. Je vais aujourd’hui vous parler du Musée des beaux du Locle, ou MBAL. Je vous ai raconté sa réouverture après travaux en 2014, puis de la période où ce lieu a été dirigé par Nathalie Herschdorfer aujourd’hui à la tête de Photo Elysée. Lui a succédé Federica Chiocchetti, qui finalise aujourd’hui ses premiers projets personnels. Il s’agit en fait là d’une unique grande exposition, traversant le bâtiment sur quatre niveaux. Autant dire que c’est une grosse chose axée autour d’un thème pouvant se décliner d’hier à aujourd’hui, avec un petit clin d’œil sur demain. La directrice a choisi «Le plaisir du texte», qui est souvent celui de la lecture. L’accrochage fait référence à un ouvrage de Roland Barthes, paru il y a exactement un demi-siècle. C’est là un parrainage savant. Il en impose. Barthes reste un nom que l’on cite beaucoup en photographie à cause de «La chambre claire», que le philosophe a publié en 1980. Cela dit, je vous confesse sans la moindre honte n’en avoir jamais lu un traître mot.

Ne faites pas comme moi, qui ai commencé par la fin. L’exposition débute bel et bien sous les combles, pour se terminer au premier étage avec la création contemporaine. Sous les toits du bâtiment se développe ainsi une vaste installation d’Andres Lutz et d’Anders Guggisberg. Aujourd’hui quinquagénaires, les duettistes alémaniques œuvrent depuis bientôt vingt ans ensemble avec humour et détachement. Je vous ai récemment parlé de leur prestation au Kunst Museum de Winterthour. Ils étaient également présents au Kunstmuseum de Saint-Gall, où se trouvait déjà une partie de cette bibliothèque avec de vrais meubles et de faux livres. Ces derniers sont en effet des simulacres en bois, habillés d’une jaquette authentique par leurs auteurs entre 1999 et 2020.

Un étage plus bas, c’est la peinture du musée qui se révèle. Le Locle possède une intéressante petite collection, essentiellement axée autour d’artistes locaux. Coup de chance, il y a là beaucoup d’images de lecteurs et de lectrices. Ces dernières forment un sujet pictural récurrent depuis le XVIIIe siècle au moins. Il faudrait un jour qu’une historienne féministe se penche sur la question. Ceci d’autant plus que, libérateur au temps des Lumières (1), le roman est devenu sujet d’aliénation féminine cent ans plus tard. Pensez à Madame Bovary! Pour le MBAL, c’est notamment l’occasion d’aérer les toiles méconnues d’Alexandre Girod (1889-1929). Longtemps conservées dans un musée mémorial par la famille, elles se trouvent accueillies dans celui des Beaux-arts depuis 1984. Leur auteur ne manque pas de vigueur, avec un fond d’hispanisme qui renverrait à un artiste de sa génération comme Ignacio Zuloaga.

En descendant de nouvelles marches, le public débouche sur la photographie, librement conçue ou simplement trouvée. Sara Knelman accumule ainsi les images de femmes en train de lire. Ce sont les «Lady Readers», dont se voient proposés quarante-sept exemples. Il y a aussi aux cimaises de pures créations, signées de noms en majorité féminins. Je pourrais aussi bien citer Lenora de Barros que Françoise Mairey, Carla Demierre ou Ketty La Rocca. Avec une telle sélection, Federica Chiochetti ne va certes pas vers la facilité. Il est d’ailleurs surprenant de voir une présentation d’une telle exigence dans une aussi petite ville. Excentrée, en plus! Je ne connais pas beaucoup de lieux parisiens qui auraient accepté de prendre un tel risque. Le long des murs, l’accrochage se permet mine de rien de quitter peu à peu le texte au profit du mot. Il n’y en a pas beaucoup plus d’un dans les onze grands «Corps typographiques» (et photographiques) de Nora Turato terminant le parcours.

Durant les années où Nathalie Herschdorfer a dirigé le MBAL, j’ai toujours été impressionné par ses qualités de metteuse en scène. Nous sommes après tout dans une époque où l’emballage compte autant (sinon davantage) que le contenu. Cette qualité de scénographe ne s’est pas perdue avec le passage de témoin. L’accrochage est à nouveau réglé au quart de poil, avec quelques touches de couleur et la ponctuation apportée (au propre comme au figuré) par les interventions du peintre lausannois Philippe Decrauzat. Des parenthèses, hautement symboliques. «Le plaisir du texte» devient du coup aussi celui de la rétine. Il en va de même, au rez-de-chaussée pour la seule partie que me semble hors sujet. Il s’agit de la contribution de Chloe Dewe Mathews sur le thème de la montagne blanche et des abris militaires qu’elle recèle bien cachés. Un sujet déjà souvent traité, qui se voit ici confronté à un nouveau regard. Plus celui des visiteurs, bien entendu!
(1) «Les femmes qui lisent sont dangereuses» dirait Laure Adler. Un gros succès éditorial en 2005.
Pratique
«Le plaisir du texte», Musée des beaux-arts, ou MBAL, 6, rue Marie-Anne Calame, Le Locle jusqu’au 18 septembre. Tél. 032 933 89 50, site www.mbal.ch Ouvert du mercredi au dimanche de 11h à 17h.

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Exposition au Locle – Le MBAL invite en images au «Plaisir du texte»
L’exposition de Federica Chiocchetti investit tout l’espace du musée avec les lecteurs, des lectrices et des consommateurs de mots.