
L’habit fait le moine. Kleider machen Leute. L’adage tend à ne plus s’appliquer aujourd’hui que les «dress codes» s’effritent, sauf dans les banques (surtout américaines) ou la haute administration. On ne sait plus trop du premier coup d’œil à qui l’on a affaire. Les magasins les plus chers se font ainsi tout doux, comme s’ils avaient été lavés avec Woolite, face à certaines gens entrant avec des «baskets» pourries. Ce pourrait bien se révéler des clients puissamment friqués.
Entre art et document
Le vêtement, cette seconde peau (ou plus généralement l’apparence), se retrouve aujourd’hui au centre de la nouvelle exposition du Musée des beaux-arts du Locle ou MBAL: «Habits». L’ensemble des présentations gigognes tourne autour des photos en couleurs de Charles Fréger. Un monsieur dont je vous ai souvent parlé. Né en 1975, l’homme est Rouennais, autrement dit natif de Rouen. Il pratique un art à la limite entre le document, du type «National Geographic», et l’art sériel, sur genre Hernd & Hilla Becher. En moins ennuyeux, je m’empresse de le préciser. Autant dire qu’il s’agit d’un systématique. Quand le Français s’attaque à un sujet, il ne le lâche plus. Il y a plus de vingt ans maintenant que l’homme dresse un inventaire, qu’il affirme pourtant non exhaustif, des rites et traditions populaires. La Suisse pourrait sembler au centre de sa cible. Fréger se passionne pour tout ce qui pourrait ressembler dans le monde à des carnavals.

Il existe plusieurs manières de photographier la chose. Il y a tout d’abord le cœur de l’action. L’artiste enregistre, en tant que témoin, les temps forts de ces fêtes hautement ritualisées. On peut aussi imaginer la tendance inverse, à l’Irving Penn. Les participants se voient alors déconnectés de leur cadre. Ils posent devant l’objectif sur un fond blanc, souvent improvisé. Fréger se situe un peu entre ces deux méthodes. Il réalise hors festivités des portraits, la plupart du temps en pieds. Le décor naturel se voit réduit à quelques indications. La forêt tropicale. La neige hivernale. La mer, qu’on ne voit pas danser comme dans la chanson. Il s’agit de mettre le mieux en valeur possible le costume, parfois d’une extraordinaire exubérance. Il y a ainsi sur un mur du Locle une image proposant un feu d’artifice de plumes d’autruche bleues, d’où sort de manière insolite un saxophone. Rio? Sans doute. Mais l’exposition se fait sans cartels.

Quatre séries se télescopent sur deux étages. «Cimarron» court à travers toute l’Amérique du Nord comme du Sud. «Wilder Mann», dont le titre renvoie aux «hommes sauvages» médiévaux vus sur les tapisseries et les manuscrits enluminés. «Yokainoshima», qui traverse le Japon des mythes et des campagnes. Et enfin «Commedia dell’arte», réalisé à Venise en 2015. Là, tout se met d’un coup en mouvement. Il s’agit d’une vidéo à douze écrans, où des acteurs jouent en très bref le rôle qu’ils maintiennent vivant à la scène. Arlequin, Colombine et consorts, rien n’a changé ici depuis les peintures des Tiepolo père et fils, qui les ont poétisés il y a bientôt trois siècles.

La mise en scène de cette manifestation demeure assurée par Nathalie Herschdorfer, qui a passé le 1er juin à Photo Elysée. Le dispositif reste extrêmement simple. Il s’agissait de ne faire aucune concurrence à des images statiques certes, mais surchargées de détails. Chaque costume, créé en respectant des règles laissant toute même une part à l’imagination personnelle, constitue une création flamboyante. C’est donc l’accrochage qui donne ici le rythme. Les photos ne sont pas toutes tirées de la même taille. Il y a les très grandes, les moyennes et les petites. Ces dernières permettent de réaliser des bouquets d’images. J’en ai ainsi compté vingt-huit sur une seule portion de mur. Le spectateur retrouve ainsi l’idée du livre, puisque Fréger donne (en général chez Actes Sud) des ouvrages tenant de l’anthologie. Je vous ai du reste parlé de plusieurs d’entre eux, notamment celui sur les coiffes des Bretonnes, découvertes à Arles. Une suite de clichés, aux tons cette fois pastel, qui n’a pas trouvé la route des Montagnes neuchâteloises…

Le MBAL a trouvé pour le Rouennais un environnement adéquat. Le premier étage abrite de véritables tenues imaginées et réalisées par des artistes bruts. Elles se sont vues choisies par la spécialiste Lucienne Peiry. Il y a aussi dans les combles deux grandes toiles du peintre local Alexandre Girod, mort à 40 ans en 1929. Girod, qui a longtemps eu pour lui seul un petit musée, accordait dans ses œuvres une grande importance aux textiles. Au rez-de-chaussée, et c’est la touche contemporaine, le public voit léviter dans les airs comme des nuages deux œuvres exécutées au crochet par Emma Lucy Linford. Une Lausannoise de trente ans. Tout finit ainsi par se tenir. Nous sommes dans les parures du rêve, qui permettent à leur porteur de devenir un autre. Ou lui-même à la puissance dix. Plus encore que le corps, le vêtement parle. Et de qui les gens parlent-ils si ce n’est en général d’eux?

Je terminerai cette chronique en disant qu’il y aura encore une exposition d’automne avant que la successeure (je crois qu’on dit comme cela) de Nathalie Herschdorfer entre en jeu. Car il y en aura bien une! Il s’agit de Federica Chiochetti, qui vient de France. Elle travaillera à temps partiel au MBAL dès la fin 2022. L’élue s’est vue choisie sur trente-trois candidats, dont l’un postulait depuis Hong Kong. Il n’y a curieusement eu aucun dossier local, et très peu d’offres suisses. Federica Chiochetti est titulaire de trois masters et d’un doctorat. Vous imaginez ce que l’on demande aux gens, maintenant! Pourquoi pas le trapèze volant, pendant qu’on y est! Quand j’ai commencé à écrire dans un journal, on s’était contenté de me demander si je savais taper correctement sur une machine à écrire… N’abuserait-on pas aujourd’hui des titres universitaires?
Pratique
«Habits», Musée des beaux-arts ou MBAL, 6, rue Marie-Anne Calame, Le Locle, jusqu’au 25 septembre. Tél. 032 933 89 50, site www.mbal.ch Ouvert du mercredi au dimanche de 11h à 18h.
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Exposition au Locle – Le MBAL fête les carnavals avec Charles Fréger
Le photographe français s’intéresse aux manifestations ritualisées à travers le monde depuis vingt ans. Le Locle lui réserve bon accueil.