
C’est une triennale, ce qui reste plutôt rare en Suisse. Je ne vois guère chez nous, à part Le Locle dont je vais vous parler aujourd’hui, que Bex pour en tenir une de sculpture «Made in Swizerland». Sa dernière mouture s’est déroulée en 2020. L’actuelle présentation du Jura neuchâtelois ne tourne pas autour d’un art aussi déterminé. Pour tout dire, rien ne distingue vraiment les actuelles prestations au Musée cantonal des beaux-arts des autres expositions naguère tenues au même endroit. C’est plutôt un thème qui émerge en 2021. La chose s’intitule «Elles, de A à Z», ce qui ne constitue pas franchement une surprise en ce moment. Tout se veut depuis des mois au féminin dans notre pays comme ailleurs.
«Elles» regroupe donc un certain un certain nombre d’accrochages. Il n’y a là ni concours, ni rétrospective. Tout commence avec Louise Bourgeois comme figure tutélaire. La conservatrice Séverine Cattin s’est chargée de réunir son œuvre gravé, assez abondant. La Franco-américaine a commencé par travailler à domicile dans les années 1940, avec une presse privée. Il faut alors l’imaginer en épouse et en mère de famille, ce qui ne répond guère à la vision que nous avons de cette amazone. Puis elle a passé professionnelle en 1988. Louise avait alors 77 ans, l’âge auquel on cesse de lire «Tintin» (1). Enfin reconnue, exposée au MoMA de New York, la femme s’est mise à collaborer avec les meilleures galeries. Elle leur a surtout proposé des séries, parfois «sexuellement explicites», dont plusieurs se trouvent dans les collections du Musée Jenisch de Vevey ou du MAH genevois. Un joli travail au trait. La «Sainte Sébastiane» servant de point de départ, donne le ton. Après avoir formé une icône «gay», le saint percé de flèches peut après tout incarner le féminisme.
Les tentures de Bille Zangewa
Le temps de monter un escalier en entendant un peu de «slam», où Louise montre tous les préjugés misogynes concernant les mots se terminant en «otte», et le visiteur se retrouve en Afrique avec Billie Zangewa. Née en 1973 au Malawi, celle-ci donne comme il se doit dans l’antiracisme et le genre. Elle part de photographies afin de créer des tableaux composés de chutes de tissus. On sait que le textile est devenu féminin dans l’imaginaire collectif. Il a été récupéré, avec une forte volonté de réhabilitation, par des créatrices comme Louise Bourgeois, Annette Messager ou Tracy Enim. L’approche de la Malawite reste très classique avec sa stricte figuration. Son travail à la main. Sa présentation sous forme de tableaux. Le Musée des beaux-arts du Locle, ou MBAL, arrive à remplir une vaste salle grâce à cinq compositions colorées, avec de grands repos entre pour l’œil.

Il lui fallait bien cela pour affronter la pièce suivante. Là se retrouvent, presque enchevêtrées, les contributions des femmes ayant produit pour la revue alémanique «Parkett», morte en 2017 après 101 numéros. On sait que cette publication, vouée aux arts contemporains, offrait de libres participations aux créateurs. Ils concevaient en toute indépendance une œuvre plane ou un objet tridimensionnel à l’intention des lecteurs. D’où une extrême diversité des réponses. Elles vont de l’illustration classique d’Elizabeth Peyton à la gravure de Bridget Riley en passant par les photos de Vanessa Beecroft ou les petits souliers enlacés de Sherrie Levine. Il n’y a là que des noms connus, même si les talents me semblent parfois diverger. Autant la gravure de la Ghanéenne Lynette Yiadom-Boakye me semble éblouissante, autant la figurine (avec effet lumineux) de la Genevoise Mai-Thu Perret me semble pauvrette. Mais tout s’est vu adoubé par l’équipe de «Parkett», cofondé par l’arbitre du goût Bice Curiger. Alors…
Le viol selon Laïa Abril
Quelques marches encore, et le visiteur se retrouve dans l’installation confiée à Laïa Abril. L’Espagnole a utilisé l’espace afin de présenter son second chapitre d «L’histoire de la misogynie». Après l’avortement, le viol. Mais attention! L’artiste ne se contente pas de chipoter sur le «male gaze» ou «la culture du viol», comme le font bien des néoféministes. Elle plonge jusqu’au fond du problème, quitte à dire des choses désagréables. Si Laïa cite bien sûr les Etats Unis ou des pays latins, le gros de ses attaques porte ainsi, sans peur de se faire taxer d’islamophobie, contre les pays musulmans. Charia. Lapidations. Pressions familiales. Rabaissement systématique de la femme. Silence. Nous ne demeurons pas ici avec une gauchiste de salon, mais avec une femme n’entendant épargner personne par souci des convenances. Des textes acérés se voient placés sous des photos symboliques. Une robe de mariée figure ainsi une union forcée après un viol.
Un étage de plus à gravir et le public se retrouve enfin face à Sophie Wietlisbach. La femme s’est penchée sur la typographie, une spécialité suisse aujourd’hui mise à mal par l’informatique. Le MBAL a voulu lui fournir un espace pour son travail sur plusieurs polices de caractères. Une recherche menée dans le cadre d’un master à l’ECAL lausannois. Il est permis de voir un rapport entre ce travail de précision et celui de l’horlogerie locale. La Triennale trouve avec Sophie un point d’orgue du genre sévère. Tout se voit dit noir sur blanc.
L’art de la mise en scène
Ce que je voudrais dire pour terminer, après ce texte un peu trop descriptif, c’est à quel point tout finit par faire sens. Le MBAL le doit bien sûr à son travail de réflexion. Mais il y a aussi celui de présentation, et donc de mise en scène. La chose commence par deux murs pourpres là où il faut chez Louise Bourgeois pour ce terminer avec la double cimaise de Sophie Wietlisbach. L’ensemble apparaît ainsi maîtrisé. Il y a un effet de parcimonie pour Bille Zangewa comme une idée d’abondance chez «Parkett», où des objets se retrouvent placés jusque sur des tables en forme de haricots. Le public a du coup l’impression de se trouver dans une grande institution, alors qu’il reste dans un musée aux moyens financiers modestes. Au Locle, on fait vraiment mieux avec moins. Il y a des moments où je souhaiterais que l’institution de la rue Marie-Anne Calame se déplace par la voie céleste, comme jadis la «Santa Casa» de la Terre sainte à Lorette, pour se retrouver dans une ville plus importante. Elle viendrait y donner une leçon de style.
(1) «Tintin» était le journal pour lecteurs «de 7 à 77 ans».
Pratique
«Triennale», Musée des beaux-arts (MBAL), 6, rue Marie-Anne Calame, Le Locle, jusqu’au 9 janvier 2022. Tél. 032 933 89 50, site www.mbal.ch Ouvert du mercredi au dimanche de 11h à 17h.
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Art contemporain – Le MBAL du Locle lance sa triennale intitulée «Elles, de A à Z».
Il s’agit d’une suite d’expositions placées sous la figure tutélaire de Louise Bourgeois. Elles donnent une leçon de style aux autres musées suisses.