
Créée en 2000 par Jean-Claude Simoën, la collection des «Dictionnaires amoureux» garde forcément quelque chose de consensuel. Les auteurs n’en font qu’à leur tête, vu le caractère personnel de leurs choix. Mais il ne disent au moins du mal de personne, ce qui semble devenu l’un des grands buts de l’édition française. Il s’agit de communiquer des coups de cœur sans provoquer de crises cardiaques. Tous les sujets finalement s’y prêtent, même s’il en est de plus pointus que d’autres. Le vin (1) peut donc précéder, ou succéder, à Venise, aux musées ou à… San Antonio. Plon vendrait en moyenne trente mille exemplaires de ces abécédaires suintant de gentillesse et parfois même de complaisance. «Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil», aurait jadis déclaré l’humoriste Jean Yanne (2).
«Le comble du mauvais goût, pour moi, hier comme aujourd’hui comme demain, c’est Meghan Markle.»
Avec le pavé que sort aujourd’hui Nicolas d’Estienne d’Orves, ces normes se voient un peu bousculées. Il s’agit en effet d’un «Dictionnaire amoureux du mauvais goût». Or qu’est-ce que ce dernier? En général celui des autres, pour citer cette fois la fantaisiste Agnès Jaoui qui remporta le César du meilleur film en 2001 pour une comédie portant ce titre. Dans son introduction, où un cœur remplace bien sûr la lettre «o», l’écrivain et journaliste Nicolas prend d’ailleurs soin de distinguer trois visions du domaine «fuyant» des goûts douteux. Il y a d’abord le rejet générationnel des enfants ayant dépassé leurs parents. «Le mauvais goût c’est souvent celui précède de peu.» La mode s’est banalisée. Elle a fini par… dégoûter. «L’Art déco des Années folles regardait avec mépris les arabesques de «La Belle Epoque.»

Au-delà du temps, il existe de manière avérée un goût de classe. Au temps où il ne jouait pas encore les réprouvés sociaux, Woody Allen en avait tiré un beau film avec «Interiors» (1978). La couleur vive apparaissait comme populaire et grossière à une famille WASP éprise de gris subtils, de beiges élégants ou de blancs soigneusement cassés. «Telle vêture, telle habitude, telle interjection serait le stigmate d’une naissance trop modeste ou trop huppée.» Il y a ce qui fait chic et ce qui fait plouc. Du moins pour le commun des mortels ne s’avouant pas comme tel. Grande prêtresse de «Harper’s Bazaar», avec tous les diktats que supposait un mensuel aussi classieux, Diana Vreeland disait au contraire: «On a tous besoin d’un peu de vulgarité.» Reste qu’entre cette minute de relâchement et un quotidien où tout se ferait bas et médiocre il y a une marge…

Et la troisième forme de mauvais goût, me direz-vous? Eh bien, c’est celui qui se voit assumé comme tel. «Ce n’est pas une attitude, une mode, mais une profession de foi artistique. Un manifeste esthétique.» Une forme de kitsch, alors? Sans doute, mais conscient, réfléchi et si possible spectaculaire. Je pense ainsi à quelques figures curieusement absentes du livre de Nicolas d’Estienne d’Orves, qui reste très (trop) français, et donc (petit) bourgeois. Je citerai ainsi aux USA l’actrice Jayne Mansfield, avec son obsession du rose et sa piscine en forme de cœur. Ou le pianiste Liberace, qui offre tout de même plus de folie et de démesure que le Richard Clayderman ici pris en considération. En Italie il y aurait aussi la journaliste Anna Piaggi, la femme qui inventa la «mode vintage». Et je ne vous parle pas de la Grande-Bretagne, dont les excentriques ont toujours tordu le cou au bon goût, par essence limitatif.

Que retient Nicolas d’Estienne d’Orves en tant qu’enfant (ou du moins petit fils) de gens occupant un 550 mètres carrés avenue Foch (un lieu de résidence me semblant le comble du mauvais goût)? Un choix qu’on pourrait qualifier de social en citant le sempiternel Bourdieu? Pas vraiment. Je dirais que sa sélection tient d’abord à son âge, autrement dit 49 ans. L’auteur regarde avec une nostalgie à peine voilée des années 1970 à la manière d’un paradis perdu. C’était au cinéma le temps des Charlots, avec de merveilleux «nanars» comme «Le Charlots mousquetaires». L’époque (en fait ici 1963) où Fernand Raynaud faisait exploser les «charts» en braillant: «Eh vlan, passe-moi l’éponge». Celle où l’on se refilait le «Dictionnaires des histoires drôles» de Fayard, qui ne feraient sans doute plus rire personne. Il faut dire que les jeunes de 2023 sont plutôt le cul cousu. Il existait encore des chansons paillardes. Elle fournissent du reste la plus grosse entrée de ce dictionnaire. Nicolas d’Estienne d’Orves ne peut pas se retenir de raconter, noms à l’appui, comment il s’est fait virer en 2007 d’une radio pour avoir diffusé «La sodomie, ça fait péter» (ce qui n’est d’ailleurs pas tout à fait faux) de Patrix Watelet. Un monsieur dont j’avoue ne jamais avoir entendu parler. Mais, vu mon âge à moi, mon mauvais goût demeure celui d’une autre époque.

Ces recherches du temps perdu ne demeurent pas tout. Dans cet ouvrage comptant environ 600 pages, mais qui aurait pu en faire 3000, il existe aussi des notices sur des êtres et des choses fort variés. Elles vont de la fréquentation actuelle du Louvre («le succès est un premier pas vers l’abîme») à Anne Hidalgo pour le choix du mobilier urbain de Paris en passant par le Forum des Halles, Laurent Guerra, le papier tue-mouches, la «Marie-Antoinette» de Sofia Coppola ou les plantes vertes des salles d’attente. Développés, ou claquant au contraire à la manière d’un coup de poing, ces réquisitoires amènent une variété bienvenue. Il en faut pour toutes les absences de goût, même si ce n’est pas la même chose. Nicolas d’Estienne d’Orves, au nom de grand résistant (3), fait partie de ceux préférant l’erreur à la fadeur. Mieux vaut selon lui un mauvais goût tonitruant qu’une constipation esthétique, genre canapé anthracite conçu par Christian Liaigre (ici, c’est moi qui parle).

D’accord ou pas d’accord, le lecteur aura sans doute comme moi tendance à refaire le livre à sa façon. Il aurait inclus d’autres choses et d’autres noms. Il en rejetterait certains. Question de génération, une nouvelle fois. C’est un peu comme avec les actuels journaux «pipole», où je ne sais plus qui est qui, pour autant que la chose m’eût intéressé. Il y a des moments où j’ai aussi éprouvé ici l’impression d’avoir basculé dans un autre monde, qui n’est certes pas celui de l’intelligence artificielle. J’ai ainsi découvert dans ce dictionnaire des gens dont je n’avais jamais entendu parler. Vous saviez qui étaient Tony Duvert, Didier Super ou Vincent Francky, vous? Pour Meghan Markle, il y a certes moins de problèmes. Sachez simplement que pour Stéphanie des Horts: «Le comble du mauvais goût, pour moi, hier comme aujourd’hui comme demain, c’est elle.» La volonté d’avoir toujours l’air chic et distingué ne réussit visiblement pas à l’Américaine…
(1) Avec 140 000 exemplaires, le dictionnaire vineux de Bernard Pivot reste le titre phare de la collection.
(2) Le film de ce titre, qui avait alors battu des records d’entrées, date de 1972.
(3) Honoré d’Estienne d’Orves a fait partie des premières victimes d’otages exécutés par les Allemands en 1941. Il a ensuite eu droit de partager une station de métro avec La Trinité, l’une des églises du pire goût Napoléon III.
Pratique
«Dictionnaire du mauvais goût», par Nicolas d’Estienne d’Orves, aux Editions Plon, 583 pages.

Le livre de Nicolas d’Estienne d’Orves brise un tabou en disant que la mort du président Pompidou a été un bienfait pour la ville de Paris
C’est l’entrée choc du livre. En tout cas pour moi. Elle ne compte que quelques lignes à la page 390. Il s’agit de celles consacrées au président Georges Pompidou, mort en 1974 de la maladie de Waldenström dans l’exercice de ses fonctions. Il ne s’agit bien sûr pas de critiquer le créateur du SMIC ou le visionnaire qui voulut à Beaubourg un musée d’art contemporain. C’est l’urbaniste qui se voit remis en question, avec le saccage des Halles, le front de Seine, la Tour Montparnasse et j’en passe. Plus ce qui ne s’est heureusement pas passé. Le chef d’État avait en effet prévu des choses folles, comme pour Paris un labyrinthe d’autoroutes urbaines dignes des USA. Une énorme voie en plein air devait ainsi relier la gare Saint-Lazare à Montparnasse.
«Pour une fois qu’un cancer rend service.»
«Ces projets furent stoppés sitôt Pompon en bière», nous explique Nicolas d’Estienne d’Orves, rompant l’omerta voulant qu’on ne parle pas des délires du grand homme. N’empêche que de gros dégâts avaient déjà été faits. «Le successeur du général de Gaulle a émaillé Paris d’étrons bétonneux.» Pourtant cultivé et lettré, l’homme était atteint de «la lèpre du modernisme architectural». Il nous préparait un cauchemar bien avant l’existence d’une Anne Hidalgo hélas en bonne santé (ici, c’est moi qui parle). Cela méritait bien une chute dont l’audace eut semblé inimaginable à l’époque, où l’homme se vit enterré avec force fleurs et couronnes. Plus une veuve admirable. «Pour une fois qu’un cancer rend service.»
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Livre – Le mauvais goût a reçu son dictionnaire
Nicolas d’Estienne d’Orves en donne ses choix «amoureux». Cela dit, il y a selon lui plusieurs manières de sembler aux autres dans l’erreur.