
Il a sa rue à Paris dans le XIIIe arrondissement, mais pas à Genève qui l’a vu naître en 1877. D’accord, l’artère de la capitale française dédiée à Jean Dunand ne compte qu’un seul numéro… le 3. Mais tout de même! Notre bonne ville aurait tout de même pu reconnaître le génie de celui qui fut d’abord sculpteur bronzier, puis dinandier et enfin laqueur. Sans lui, l’Art déco des années 1920 à 1940 n’aurait pas connu le même attrait dû à la domestication de techniques orientales pour en faire un mode d’expression tout à fait occidental. Il n’y a pas eu appropriation culturelle (la chose n’offre d’ailleurs rien de répréhensible), mais prolongation dans une direction tout à fait nouvelle en dépit de quelques touches japonisantes.
Tout dans une grande salle
Qualifié ici d’«alchimiste», Jean Dunand bénéficie depuis le 18 mars d’un accrochage au Musée d’art et d’histoire (MAH). Ce dernier a déplacé les œuvres se trouvant en temps normal (pour autant qu’il y ait encore des temps normaux au MAH!), et sorti celles dormant dans ses réserves pour les mélanger à divers emprunts. Il y a d’abord eu les prêts de la famille, qui vit encore sauf erreur dans le canton de Vaud. Puis sont venus ceux de la Banque Julius Bär. Le Quai Branly a enfin envoyé de Paris un somptueux éléphant entouré de porteurs noirs ressemblant moins à un plateau peint au moyen de laques qu’à un bas-relief en creux à l’égyptienne. On pense ici aux œuvres taillées à la même époque dans la pierre par Alfred Janniot et son équipe. Cette œuvre nostalgique date de 1942. Jean Dunand allait mourir peu après dans un Paris occupé par les Allemands. Son troisième fils Pierre (1914-1996) reprendra alors le flambeau avec talent jusqu’en 1958, date à laquelle il changera totalement d’orientation en se mettant à construire… des caravanes.

L’exposition genevoise peut illustrer toute la carrière de Dunand père, qui a vu le jour à Lancy. Il y a d’abord les bustes de métal, exécutés dans la plus pure tradition académique. Celui d’homme présenté dans la grande salle du premier étage se révèle spectaculaire. Il date de 1907. Puis trouvent place les dinanderies, autrement dit des objets de métal martelé en partant d’une seule feuille. Devenu artisan, l’artiste la travaillait avec une virtuosité sans pareil après s’être établi en France. Il œuvrait encore seul, ou avec quelques assistants. Tout changera quand l’homme se lancera dans la laque. Il se mettra pour ce faire dès 1912 à l’école de Seizo Sugawara (1884-1937), apprenant de lui des techniques ancestrales lentes, exigeant l’application de trente ou quarante couches poncées et séchées l’une après l’autre. Le succès triomphal que rencontreront ses bijoux, ses objets puis finalement ses panneaux laqués et ses meubles amèneront le Genevois a se constituer une énorme équipe. Cent personnes au moins, d’origine en général asiatique, travailleront simultanément au titanesque décor du paquebot Normandie, lancé en 1935.

Du prestigieux Normandie, dont la vie restera brève (il a mystérieusement brûlé dans le port de New York en février 1942, quelques mois avant la mort de Dunand), le MAH ne présente hélas pas les grands panneaux travaillés dans la masse. Ils se trouvaient naguère au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, qui les avait parfois sortis de ses caves (1). Il n’y a à Genève qu’un fragment à la taille définitive, avec en haut quelques pieds sur fond or, plus les maquettes, dont certaines offertes au MAH par l’auteur. Nous restons en effet ici dans les dimensions modestes, que souligne le caractère par trop écrasant de l’énorme salle d’exposition. Je citerai des petits vases usant parfois de la marqueterie de coquille d’œuf, dont les petits éclats blancs vont bien avec les tesselles des mosaïques crème du sol. Trois paravents des années 1920, quand l’artiste suivait encore les principes stricts d’un Art déco sinon cubiste du moins cubisant, Quelques petites tables, aujourd’hui très recherchées par les amateurs, même si ce n’est plus la folie commerciale des années 1990. Et enfin des effigies tenant de la peinture en laques. Notons que l’autoportrait de Jean Dunand, exécuté en 1932, est conçu sous forme de mosaïque, en hommage à celles de Ravenne.

L’ensemble représente certes bien la diversité des inspirations de Dunand. Il ne lui rend cependant pas véritablement justice. Le tout donne, en dépit des qualités des pièces rassemblées, une idée étriquée de l’homme. Manquent ici les œuvres monumentales qui viendraient illustrer à la fois son faste et sa fantaisie. Le MAH, qui avait su acheter au maître lui-même quelques babioles à l’époque, a bien tenté de rattraper sur le tard le temps perdu. Mais il a visiblement manqué de moyens financiers alors que l’homme, oublié dans les années 1950 et 1960, revenait de manière posthume en fanfare sur le devant de la scène. D’où des acquisitions mineures qu’ont à demi (mais à moitié seulement) compensées des dons des héritiers. Il y a ainsi eu le legs généreux d’Elisabeth Lafitte en 2015. Il en faudrait beaucoup d’autres…

Montée par Gaël Bonzon (un Gaël au masculin en dépit de son orthographe), l’exposition demeurera sans catalogue. Gaël avait donné en 2020 un texte qui deviendra dès avril (pourquoi si tard, au fait?) disponible sur le site de la collection en ligne du MAH. Le musée renvoie autrement au livre rédigé par Amélie et Félix Marcillac, deux experts de l’Art déco, paru chez Norma en 2020 également. Faut-il regretter cette absence d’ouvrage d’accompagnement? Pas vraiment. Cette présentation demeure en effet trop restreinte et trop partielle pour mériter de bénéficier d’un souvenir pérenne. L’exposition fait partie de celles qui ne sont ni faites ni à faire parce qu’elle se situe entre les deux…
(1) Le Musée d’art moderne a dû les rendre en 2004 à la compagnie maritime CMA-CGM, qui en était devenue par fusion leur propriétaire légitime. Ils n’étaient qu’en dépôt dans l’institution du Palais de Tokyo.
Pratique
«Jean Dunand, L’alchimiste», Musée d’art et d’histoire (MAH), 2, rue Charles-Galland, Genève, jusqu’au 20 août. Tél. 022 418 26 00, site www.mahmah.ch Ouvert du mardi au dimanche de 11h à 18h, le jeudi jusqu’à 21h.
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Exposition à Genève – Le MAH rend hommage au laqueur Jean Dunand
Ce géant de l’Art déco est né à Lancy en 1877. Il a produit des œuvres monumentales. le Musée d’art et d’histoire en offre la version «small».