
«Le beau au prix du laid». Voilà des mots qui font rêver. D’autant plus que je connais beaucoup de gens achetant de nos jours le laid au prix du beau. Il n’y a qu’à regarder ce qui se vend dans certaines boutiques de mode. Ou plus tragiquement de contempler ce que les parents offrent aujourd’hui à leurs enfants… Voilà une génération qui me semble mal partie. Le temps où le «designer» Raymond Loewy, qui était Parisien de naissance, écrivait «La laideur se vend mal» paraît révolu. Son livre a paru dans notre langue, je le rappelle, en 1953.
L’échelle industrielle
«Le beau au prix du laid» est longtemps resté le slogan de Prisunic outre Jura. L’idée était fantastique. Il ne s’agissait plus de demander à des créateurs cotés de réaliser des meubles et des objets à quelques exemplaires, proposés très cher. Ces derniers se verraient produits à l’échelle industrielle, même si les fabriques peinaient à suivre. Ils débarqueraient ensuite dans les grands magasins. Il serait possible de les commander sur catalogue, à une époque où internet n’existait pas. Les tarifs demeureraient très bas. Les différentes créations seraient rentabilisées par la quantité. Le tout sans diminution de la qualité. De toute manière, cette dernière ne posséderait plus rien d’artisanal. L’idée de Prisunic était de diffuser des meubles coulés en plastique ou soudés en tubulaires. Aucun rapport avec le design scandinave de luxe que nous avons connu dans les années 1970, avec des «boutiques danoises» ou des verreries finlandaises.

L’aventure avait commencé juste après la guerre. Prisunic datait de 1931. La maison avait pris un timide essor avant 1939. A la Libération, Jacques Gueden s’était vu nommé «directeur de la centrale d’achat». Il s’agissait d’un homme ouvert sur le présent, et même l’avenir. Il a ainsi su détecter le potentiel de Denise Fayolle, engagée en 1953 pour s’occuper de la confection féminine, puis masculine et enfantine. Quatre ans plus tard, cette dernière se retrouvait à la tête du «Bureau du style et de la publicité». Deux éléments qui allaient étroitement faire carrière ensemble. Le savoir-faire de Prisunic allait se douter d’un redoutable faire savoir. Denise révolutionnera du coup l’ameublement et le style de vie populaire. Les créations ludiques et colorées qu’elle demandait à des gens comme Jacques Tissinier, Gae Aulenti, Marc Held ou Olivier Mourgue devaient s’adapter à des appartements modernes d’immeubles neufs ou de grands ensembles.
«Il n’y avait pas de fabrication en amont. Pas de stockage. Les fabricants ont montré de l’audace, mais la crise pétrolière de 1973 a peu à peu mis fin à cette aventure.»
Prisunic va ainsi accompagner les Trente Glorieuses en fournissant un peu de tout. Il y aura des lampes et des tapis. Des multiples d’art aux murs. De la vaisselle sur les tables. Avec parfois des audaces. Certains se souviennent du siège-tapis (tout en un) d’Olivier Mourgue ou du «couchage» sur une coque en fibre de verre renforcée de Marc Held. A 88 ans, ce dernier se souvient de cette aventure collective un peu foutraque. Le vétéran le dit dans une vidéo retraçant l’épopée au MAD parisien, qui a monté une exposition de 500 objets situés entre Prisunic et Monoprix. «Il n’y avait pas de fabrication en amont. Pas de stockage. Les fabricants ont montré de l’audace, mais la crise pétrolière de 1973 a peu à peu mis fin à cette aventure.» A cette époque, Denise Fayolle était déjà partie depuis six ans afin de fonder Mafia, un bureau où travailla notamment Andrée Putman. Et son successeur Jacques Lavaux avait quitté Prisunic en 1972.

Tout n’était bien sûr pas fini, comme le prouve la rétrospective montée pour le MAD par Marianne Brabant. Mais l’esprit avait changé, même si les années 1970 apparaissent avec le recul comme une décennie de liberté. Prisunic allait continuer à solliciter des inventions restant en prise sur l’actualité. La paupérisation de toute une classe sociale française restait pour plus tard. On demeurait dans le plaisir et la fête, avec notamment celle des couleurs. C’est vers 1980 seulement que le mobilier comme l’habillement ont pris le deuil avec des anthracites, des beiges et des noirs. Le dernier catalogue paraîtra pourtant en 1976. Avec lui disparaissait un graphisme audacieux, soutenu par le Suisse Peter Knapp. Un monsieur qui faisait en même temps partie de l’équipe télévisuelle du «Dim dam dom» de Daisy de Galard. L’émission (en principe de mode) la plus révolutionnaire qu’ait connue la TV française.
Quand le prix sert de référence
Prisunic a fini par fusionner avec Monoprix. C’était en 1997. Il y aura encore des commandes, souvent de qualité. La preuve! India Mahdavi, qui signe la scénographie de l’exposition «De Prisunic à Monoprix», a conçu pour le nouveau conglomérat quelques objets dont certains sont devenus «culte». Le parcours actuel se voit ainsi rythmé par son tabouret iconique en plastique violemment coloré. On n’est jamais mieux servi que par soi-même. L’idée du luxe pour tous n’a donc pas disparu dans la France dépressive des années 2000-2010-2020. Il suffit de savoir où il réside dans un monde où le prix seul fait encore référence. Pensez aux jeans troués à 800 euros de Givenchy ou de Balenciaga!

Pour illustrer la chose, le MAD a hélas eu une fausse bonne idée. Les 500 objets se voient dispersés (à l’exception de deux salles) dans le musée, qui est immense. Au courageux visiteur de démêler l’élitaire du populaire, puisque tout se retrouve mélangé. Des créations à 100 euros se retrouvent auprès d’autres qui en coûtaient au départ 10 000, voire davantage. Il suffit de penser à ce qui se vend en pièce unique ou en toutes petites séries dans une foire comme Miami Basel Design. Or la différence n’est en fait souvent pas plus grande qu’entre le t-shirt de Dior et celui de Tati. Le premier des deux faisant tout de même un rien vulgaire. Les gens vraiment riches n’achètent à mon avis pas de t-shirt chez Dior…
Touffu et confus
La course au trésor que représente le parcours se double donc d’une course au sac. Il y a trop. C’est touffu. C’est confus. Le public en a vite marre de lire des cartels posés très bas afin de pouvoir démêler les provenances. Chic ou pas chic. Et puis, il ne s’agit pas vraiment d’une exposition. L’itinéraire tient de la promenade dans un MAD transformé pour quelques mois en grand magasin. Seule note d’humour. Prisunic cohabite en ce moment rue de Rivoli avec Cartier, ses diamants et les arts de l’islam. Une manière comme une autre de faire la moyenne!
Pratique
«De Prisunic à Monoprix, Une aventure française», Musée des arts décoratifs, ou MAD, 107, rue de Rivoli, Paris jusqu’au 15 mai. Tél. 00331 44 55 57 50, site www.madparis.fr Ouvert du mardi au dimanche de 11h à 18h, le jeudi jusqu’à 21h, le dimanche jusqu’à 20h.
Né en 1948, Etienne Dumont a fait à Genève des études qui lui ont été peu utiles. Latin, grec, droit. Juriste raté, il a bifurqué vers le journalisme. Le plus souvent aux rubriques culturelles, il a travaillé de mars 1974 à mai 2013 à la "Tribune de Genève", en commençant par parler de cinéma. Sont ensuite venus les beaux-arts et les livres. A part ça, comme vous pouvez le voir, rien à signaler.
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Exposition à Paris – Le MAD raconte l’apport de Prisunic au design
«Le beau au prix du laid» Dans les années 50, 60 et 70, Prisunic a demandé à des créateurs célèbres de créer des modèles qui se verraient largement diffusés.